Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Fire !! l’histoire de Zora Neale Hurston » : un pamphlet non censuré par Nada…
Petit roman graphique haut en couleurs, dans tous les sens du terme, « Fire !! » nous fait découvrir une femme noire étonnante, qui va bousculer les habitudes sociales des États-Unis dans les années trente. Peter Bagge, avec son style dégingandé humoristique si personnel, fait montre d’un vrai talent pour conter une histoire pourtant pas évidente à scénariser. Un petit brûlot jubilatoire.
On avait un peu perdu la trace de Peter Bagge, artiste underground venu de l’état de New-York, surtout publié par les éditions Rackham depuis 2006, en 2011. Les éditions Nada (1), fondées par Rachel et David, fin 2013 à Paris et éditant un catalogue riche de livres engagés sur les mouvements sociaux internationaux, mais plus particulièrement américains, lui ont pourtant redonné une visibilité nouvelle il y a deux ans avec sa biographie de Margaret Sanger (Margaret Higgins Sanger :14 septembre 1879-06 septembre 1966, militante anarchiste américaine). Il récidive avec le portrait d’une autre femme passionnée mais excentrique, défendant cette fois la cause de son peuple, noir, même si c’est surtout sa carrière qu’elle va mener avec brio. Sa fin sera un peu moins célébrée.Zora Neale Hurston est née sixième d’une famille de neuf enfants, le 7 janvier 1891, à Notasulga, dans l’état du sud d’Alabama. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il y avait à l’époque un certain nombre de villages constitués uniquement de noirs, avec leur propre conseils municipaux. C’est dans un lieu de ce type que Zora grandit, et a donc pu s’émanciper à sa façon, avec un caractère bien trempé, même si ses frères sont partis plus vite de la maison. Déjà avide de lectures, (son père était un pasteur réputé), elle découvre « Paradise Lost » de John Milton (1667) et la même année 1914, se fait réinscrire au Baptiste collège de Jacksonville, qu’elle avait dû quitter un an plus tôt, faute de vivres, ayant déserté le cocon familial. Tout en se débrouillant avec quelques petits boulots qui la font repérer par un certaine intelligentsia blanche et noire, elle arrive, en mentant de dix ans sur son âge réel, à intégrer l’Université Howard de Washington DC en 1921. C’est là qu’elle est choisie par l’auteure Fannie Hurst (1889-1968, autrice entre autre de « Back Street » et « imitation of Life », tous deux adaptés au cinéma) comme secrétaire personnelle. Une situation qui va lui ouvrir les portes des milieux culturels qu’elle recherche, pouvant laisser libre court à sa fougue débordante.Le professeur d’anthropologie Franz Boas, quant à lui, va lui donner l’opportunité, d’abord un peu iconoclaste, de s’immiscer au sein même des communautés rurales noires qu’elle connait bien, afin d’y récolter le folklore qui fait tant fantasmer les intellectuels de l’époque, pour de plus ou moins bonnes raisons. C’est ainsi qu’elle va alterner travail anthropologique, se retrouvant d’ailleurs à aider le fils Lomax : Alan, pour des recueils qui se vendront plutôt bien (elle sera finalement diplômée du Barnard College dans cette matière, en 1928) ; des spectacles et des romans, dont les plus connus : « Mais leurs yeux dardaient sur Dieu » et « Des pas dans la poussière » qui connaîtront aussi le succès. En 1924, éditée par la revue Opportunity, elle est invitée à venir habiter à New York, où les occasions d’édition sont plus grandes. C’est là qu’elle intégrera le fameux groupe (controversé cela-dit, par elle-même d’ailleurs) Renaissance de Harlem. Elle meurt le 29 janvier 1960, d’une attaque, âgée de 68 ans.C’est grâce au premier de ces deux romans que l’auteur Peter Bagge découvre, par conseil, Zora Hurston, il y a environ vingt ans. Lisant le second, il y trouve beaucoup de similitude avec ses propres aspirations, et récolte au gré du temps suffisamment d’informations pour envisager un ouvrage sur ce personnage iconoclaste. « Fire », c’est le nom de la revue que Zora décide de créer en 1926 avec ses amis Wallace Thurman, Aaron Douglas, John P. Davis, Richard Bruce Nugent, Gwendolyn Bennett, Lewis Grandison Alexander, Countee Cullen, et Langston Hughes, se décrivant comme faisant partie du « Dixième talentueux », minorité éduquée qui se devait, selon William E.B du Bois (2) d’être l’avant garde pour la promotion et l’émancipation des noirs. Il n’y eu qu’un seul numéro, (les bâtiments contenant le reste des stocks brulèrent), mais qui fit date cependant, car regroupant une ribambelle de ces jeunes libertaires afro américains, hétéro comme homosexuels.
Se servant de ses recherches documentaires approfondies, lui permettant d’annoter le bas de certaines planches, déroulant sur un ton tout à la fois respectueux, sarcastique et humoristique le parcours de Zora, Peter Bagge nous propose trois pages d’introduction bienvenues et un addentum documentaire.
Intitulées : « Qui est qui et qui fait quoi ? » , ces 36 (!) pages présentées sous forme de notes critiques de celles du roman graphique, illustrées de photos d’époque, sont absolument pertinentes.
Si Zora Neale Hurston a fini ses jours quelque peu oubliée dans un cimetière isolé et sous une tombe restée anonyme jusqu’à sa redécouverte par Alice Walker en 1973, il est probable que ce joli roman graphique au style apparemment rigolo mais regorgeant de sujets sociétaux importants saura remédier à sa redécouverte. « Des pas dans la poussière », certes, mais un feu brûlant, éminemment dompté par Peter Bagge.
Franck GUIGUE
Lire Fire!! dans une édition numérique (domaine public) https://issuu.com/poczineproject/docs/poczp_fire_1926_readview
Harlem Renaissance : lire un article (en anglais) très intéressant, sur le site Humanity of Texas :
https://www.humanitiestexas.org/news/articles/harlem-renaissance-what-was-it-and-why-does-it-matter.
(1) On en a déjà parlé à l’occasion du retour de LyonBD cette année.
Voir : http://bdzoom.com/143262/interviews/%c2%ab-lyon-bd-2019%c2%a0-la-bd-se-dechaine-%c2%bb/.
(2) William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963), professeur d’histoire, de sociologie et d’économie à la Clark Atlanta University, et premier afro-américain à obtenir un doctorat. Il fut l’un des fondateurs de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) en 1909.
« Fire !! l’histoire de Zora Neale Hurston » par Peter Bagge
Éditions Nada (18€) – ISBN : 9791092457292