Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...La vie, c’est pas « une » vie !
Contrairement à ce que suggère le titre, « Les Deux vies de Pénélope », l’héroïne a bien plus que deux vies. Non seulement elle est femme mariée (à un écrivain poète), mère (d’une ado), sÅ“ur (d’une donneuse de leçons), mais elle est aussi brillante chirurgienne et accepte régulièrement des missions humanitaires à l’étranger – 32 en 10 ans ! -, à Alep en Syrie, où la guerre ne fait pas de cadeaux, ce qui lui vaut, en plus, une vie intérieure très particulière… Beaucoup de vies, donc, à gérer, ou pas !
En le disant brutalement, Pénélope est une femme qui sacrifie sa vie familiale pour sa vie professionnelle, mais c’est en partie faux. Elle a plutôt fait le choix de sacrifier une vie sécurisée pour tenter de sauver des blessés de guerre, préférant s’occuper des presque morts plutôt que de s’attacher aux bien vivants, les siens, sa fille notamment qui grandit sans elle, loin d’elle le plus souvent et dont elle comprend mal, finalement, les futilités auxquelles elle attache tant d’importance. Au regard de ce qui se passe sur une zone de guerre, évidemment, la société de consommation est d’un ridicule achevé et les résultats scolaires ne semblent pas vitaux !
Et c’est tout le sujet de cet album plein d’émotion qui, à travers ce personnage, pose bien des questions sur l’engagement personnel. Qu’est-ce qui est important ? De qui doit-on s’occuper en priorité ? A-t-on le droit de négliger son mari, sa fille, pour soigner des inconnus ? Toutes ces questions et bien d’autres, Pénélope se les pose évidemment, mais les réponses qu’elle leur donne ne satisfont évidemment pas son entourage : parents, sœur, fille, amis… Comme le lui dit sa sœur : « Il faut vraiment être à moitié mort pour que tu t’intéresses à quelqu’un ? ». Et pourtant, qui dans tout ce petit monde est le plus égoïste ?!
Comment conjuguer ces camps de réfugiés et le refuge familial ? Comment en revenir ? Faut-il en revenir ? Elle sait très bien, Pénélope, qu’on accepterait plus facilement ses choix si elle était un homme, mais pourquoi, parce qu’elle est femme, le devrait-elle ? Pourquoi non pour Pénélope et oui pour Ulysse ?
Même si le graphisme n’est pas toujours très convaincant, même si le récit est un peu long à se lancer (il faut une trentaine de pages pour entrer dans le vif du sujet), il y a là un très beau thème porté par une femme forte, admirable, qui a de plus en plus de mal à rentrer chez elle, à abandonner là -bas celles et ceux qui ont besoin de ses soins, et tant d’autres qu‘elle ne sauvera pas. Pour toutes ces raisons, Pénélope culpabilise mais a fait des choix qu’elle assume. Le plus difficile, restent le souvenir de ceux qu’elle n’a pas pu sauver, ces fantômes, terribles fantômes, qui ne la quittent guère et la blessent à son tour et à toute heure !
Didier QUELLA-GUYOTÂ ; http://bdzoom.com/author/DidierQG/
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« Les Deux vies de Pénélope » par Judith Vanistendael
Éditions Le Lombard (19,99 €) – ISBN : 9782803672257