Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Rick Veitch : « un vison » sombre de l’Amérique !
Inédit en France, voilà enfin « Bratpack », ce brûlot trash réalisé en 1990 revisitant de manière brutale l’univers des super-héros et de leurs coéquipiers (sidekicks). Si « Kick Ass » vous avait fait mal, n’ouvrez pas cet album, il est mâtiné à la testostérone, même si parfois emballé dans une cape en vison.
A Slumburg (« Zoneville »), les super héros locaux : Midnight Mink, Moon Goddess, King Rad et Judge Jury sont des ratés, imbus de leur personne, ayant été témoins du passage en ville d’un vrai héros, quelques temps auparavant : Trueman. Certains, comme le « Vison de minuit » (Ah Ah !) ont d’ailleurs hérité de ses facultés d’auto régénération. Mais cela n’en fait pas pour autant des cas à sauver, car chacun d’eux cultive une tare, une obsession, les définissant davantage, dans les actes, comme de vrais méchants que de nobles personnes. Et les jeunes paumés rêvant de les accompagner, en remplacement de leurs acolytes assassinés en ouverture (par l’énigmatique Doc Blasphemy ?), vont tardivement comprendre dans quelle galère ils se sont embarqués…
Rick Veitch a fréquenté la Kubert art School, en même temps que Steve Bissette. Une école qui l’a sans doute amené à collaborer à la fin des années 70 à Sergent Rock (1977-81). Impliqué dans le milieu alternatif, il se fait cependant remarquer dans la revue Heavy Metal avec une adaptation gonflée du film « 1941 » de Steven Spielberg, aux côtés de son ami et ex collègue. Puis en 1985, chez Epic illustrated « The One » le place dans la scène, restreinte à l’époque, des « révisionnistes » du comics de super-héros. Un titre précurseur dans le genre, paru un an avant « The Watchmen », d’Alan Moore, précisons-le.
Normal dés lors, que l’auteur anglais, ayant créé de son côté Marvelman (Miracleman), fasse appel à lui. C’est ainsi que Rick Veitch assure au dessin un épisode notable : « Birth », mais surtout, en tant qu’auteur et dessinateur, la suite du run de Swamp Thing du même auteur, la même année et jusqu’en 1989 (après Steve Bissette). II  quitte néanmoins la série un peu fâché, ses idées de rencontre entre la créature et Jesus n’étant pas trop appréciées par Vertigo…
DC ne voit pas d’un bon Å“il non plus sa nouvelle idée « Bratpack » (néologisme,contraction entre le Rat Pack, la célèbre équipe d’artistes proches des mafieux de Las Vegas, dans les années cinquante, et Batman), c’est pourquoi Veitch décide en 1990 de publier ce projet délirant dans la récente structure qu’il vient de monter : King Hell Press. Ce titre fera partie de ce que l’on appellera la King Hell Heorica, avec
« The One », « Brat Pack », « Maximortal » (1992-1993), et plus récemment « Boy Maximortal » en 2017, dans son autre structure : Sun comics. On l‘a aussi vu sur « Supreme » (avec Alan Moore, une fois encore), « Aquaman » (DC), « Army @ Love » (Vertigo), le polémique « The Big Lie » (sur le 11 septembre), trois épisodes des Tortues Ninja en 1989 (une de ses rares publications françaises), et pas mal d’autres mini séries plus ou moins célèbres, à chaque fois que son dessin ou son approche provocante ont été désirés, semble-t-il…
Nul doute que « Bratpack » sera associé à Watchmen auprès de beaucoup de lecteurs. Son aspect désespéré et déglingué est étonnant de similitudes. Il faut croire que l’époque des années quatre-vingt se prêtait à ce constat. Les superbes textes : « vivre à fond, aimer à mort » de l’auteur, tout comme « Rick Veith, le rêveur éveillé », par Virgile Iscan, l’expliquent avec clarté.
Il pourra cela dit aussi évoquer « Judge Dredd  »,  voire « Sin City  » de Frank Miller, un autre « punk », dans leur côté « cité perdue », ou encore, du même auteur : « Dark Knight  » (« noir c’est noir »). Il fait partie de ces comics alternatifs à haute charge dénonciatrice des travers d’une Amérique rongée par le crime, le racisme, l’homophobie, la corruption, la religion, la pédophilie…
Réalisé dans un style noir blanc et lavis gris, il dénote déjà par son approche graphique. Ensuite, la corrosion qu’il met à jour dans les propos et attitudes de ses personnages, sensés défendre la société dont ils sont issus, est tout simplement nauséeuse. Si quelques habitants de cette cité pourrie ne sont pas nombreux à définir ce qu’il y de mieux au sein de l’humanité, eux ont définitivement perdu le combat. Non seulement ils se conduisent comme de parfait mafieux, engrangeant des gains sur les produits dérivés de leurs personnages, abusant de leurs pouvoir comme de parfait technocrates ou politiciens véreux, mais ils profitent aussi de leur jeunes acolytes, au sens propre comme au figuré, leur faisant subir les pires atrocités.
L’un : Vison de minuit, oscille entre exploitation féminine (clin d’œil à Hugh Hefner) et homosexualité granguignolesque (voire pédophilie auprès de son jeune « boy » Chippy, voir la couverture). L’autre : Moon Goddess (Mistress), se servant entre autre de son costume pour se donner une apparence de femme fatale surpuissante, est la caricature de la castratrice. Elle forme Luna, une jeune femme naïve. King Rad est un hippie toxico et alcoolique, héros « armuré » influençant le jeune paumé Wild Boy, tandis que Judge Jury est un nazillon de la pire espèce, à la cagoule évoquant le Klu Klux klan, torturant sadiquement son co-équipier Kid Vicious, petit geek sans ambition.
Si le constat de départ, mis en scène dès les premières pages, par le biais d’une émission de radio proposant un sondage sur l’intérêt de garder en vie les co-équipiers « originaux » de ces abrutis paraît renvoyer sur les polémiques actuelles liées aux réseaux sociaux, elle se base en réalité sur un vrai sondage qui avait été réalisé dans la revue Batman, afin de connaitre l’avenir de Jason Todd, le faire-valoir de l’homme chauve- souris. Celui-ci avait été éliminé (tué par le Joker) à la demande générale. Episodes retranscrits dans l’album « Batman : un deuil dans la famille » 1989, Urban comics 2013). Rick Veitch abonde dès lors sur la thématique, en allant au bout de ses idées et des limites de la bien séance, provoquant à outrance, avec, ce qui est, il faut bien le reconnaitre, l’un des comics les plus adultes de la galaxie. Mais le propos étant intelligent et critique, par ricochet, d’une société contemporaine pourrie de l’intérieur, l’œuvre est forte, tout de même belle graphiquement, et sauve dans son âme créatrice. Un classique postpunk de fait, à ne pas mettre entre toutes les mains cependant, que les éditions Délirium ont eu la bonne idée et le courage d’éditer, en ajoutant pas moins de 68 (!) pages d’analyses, de couvertures, dessins, publicités, et les notes d’intention présentées à l’époque à DC. Espérons que ce premier recueil sera suivi d’autres publications de l’auteur.
(…) « Une génération de jeunes gens visionnaires fit une entrée fracassante sur la scène (comics). Lors d’un instant renversant, les malades réussirent à prendre le contrôle de l’asile » (Notes de Virgile Iscan à propos de la scène des révisionnistes des années quatre-vingt.)
Franck GUIGUE
« Bratpack » par Rick Veitch
Éditions Délirium (29 €) - ISBN : 979-10-90916-48-7