Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Entretien avec Claire Malary, la révélation du Grand Prix Artémisia 2019…
Le 9 janvier dernier, date anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir, Claire Malary recevait le Grand prix Artémisia 2019 pour son premier album « Hallali ». Graphiste de talent, nous ne connaissions pas Claire Malary avant qu’elle ne soit distinguée par l’association Artemisia. Une rencontre lors du dernier festival d’Angoulême sur le stand des éditions rennaises de L’Œuf a été l’occasion de combler cette lacune. Nous vous invitons à découvrir dans cette interview une autrice en devenir, ravie mais surprise par le succès de sa première bande dessinée.
Le Prix Artémisia a pour objectif de mettre à l’honneur la production féminine dans la bande dessinée. Le Grand Prix couronne un album pour la qualité de son scénario et de son dessin. En 2019 le jury l’a attribué à « Hallali » ; le premier album de Claire Malary, une talentueuse graphiste maintenant autrice de bande dessinée à part entière. Nous la remercions pour avoir répondu patiemment à toutes nos questions sur son travail.
BDzoom.com : Bonjour Claire Malary, pouvez-vous vous présenter ?
Bonjour, je suis originaire de Rennes où j’ai passé un bac Arts appliqués, et j’ai fait des études d’Arts graphiques à Paris. Après pas mal de virages je viens de sortir aux éditions de L’Œuf mon premier roman graphique « Hallali ».
Quel était votre rapport au médium bande dessinée dans votre formation artistique ?
Mes années à l’EPSAA (École professionnelle supérieure d’arts graphiques et d’architecture) ne m’ont pas sensibilisée à ce médium. L’école proposait une formation pluridisciplinaire mais axée sur le digital/numérique. Je ne savais pas trop où je mettais les pieds en arrivant, j’ai écouté mes profs de lycée et je n’aurais sans doute pas dû. J’ai su très jeune que je voulais faire du dessin mon métier, du dessin pur, avec du papier et un crayon, palpable, sensoriel. Ce n’est qu’aujourd’hui que le bon support apparaît.
« Hallali » est votre première BD, quelle en est sa genèse ? Comment s’est faite la rencontre avec l’éditeur ?
Au retour d’un voyage j’ai passé 8h dans le train Milan-Paris rivée sur un cahier à dessin.
Avant ça ma créativité était « asséchée » depuis deux-trois ans et c’était douloureux… Je n’avais pas dessiné depuis très longtemps. Allez savoir ce qu’il s’est passé dans ce train, c’est comme si je sortais des bouts de tout ce que j’avais contenu trop longtemps. Je n’ai fait qu’un seul dessin sur des pages et des pages, toujours le même. Jusqu’à ce qu’il soit aussi fort que le ressenti de l’émotion qu’il représentait.
En rentrant à Paris j’ai voulu renouer avec le dessin, c’était vital. Mener un projet à terme, raconter une histoire, sortir quelque chose. J’ai échangé avec mon frère (François Malary, superviseur d’effets spéciaux) à ce sujet et il m’a aidée à me dépatouiller de ce besoin, à cerner l’envie, investir l’idée. J’ai rapidement écrit les grandes lignes et je me suis enfermée pour l’hiver (2017) avec ce qui est devenu « Hallali ». Au printemps j’avais « accouché » de la dite chose et j’ai quitté Paris.
La rencontre avec les Éditions de l’Œuf s’est faite facilement. J’ai envoyé des extraits de mes planches à quelques éditeurs, dans l’idée de me proposer en tant que dessinatrice. L’Œuf m’a répondu favorablement. Les éditrices, Mandragore et Lætitia Rouxel, ont pris le projet complet, ce à quoi je ne m’attendais pas du tout ! Ensuite on a retravaillé le roman ensemble. Elles ont fait un super travail éditorial dessus sans dénaturer mon travail initial, et surtout elles ont vraiment compris ce que je voulais faire.
Pouvez-vous nous présenter le scénario de « Hallali », les deux récits qui s’entremêlent pour finalement fusionner ?
J’ai choisi un récit simple et attendu à partir d’éléments que j’aime dessiner. Le tout c’était d’y mettre de la force, de le rendre singulier, expressif. Ça faisait quand même un moment que je n’avais rien entrepris, il fallait commencer petit, et simplement.
L’idée des deux univers c’est venu de la fusion finale. S’il y a une fusion il y a des entités qui s’opposent. Aussi pour moi il n’y a qu’un scénario avec des temporalités et des univers différents. Mais ça, ça dépend de l’interprétation de chacun…
La bande dessinée est muette, n’avez-vous pas eu peur de trop désarçonner vos lecteurs ?
« Hallali » n’était pas destiné à être édité quand je l’ai créé. Ça n’enlève pas ma première volonté de le rendre cohérent, ce qui dépendait de la lisibilité de chaque image. C’était un coup d’essai risqué mais je voulais forcer le lecteur à s’investir dans l’histoire, qu’il sorte des codes établis, qu’il ne se contente pas d’un sens premier, d’une seule lecture. Les textes d’une BD guident sa lecture, c’est pour ça que « Hallali » est muet, du coup ce n’est pas vraiment moi qui raconte l’histoire…
Graphiquement, quelles techniques avez-vous utilisées pour « Hallali », une Å“uvre superbe avec des planches en noir et blanc et d’autres en couleurs ?
J’ai redécouvert l’encre de chine avec Hallali. Je me suis éclatée avec cette technique, c’est un noir profond et puissant qui me plait beaucoup.
L’aquarelle donne un aspect plus douceâtre au livre, ça contraste avec les noirs anguleux. C’est un univers plus vicieux parce que les couleurs calmes illustrent un paysage inquiétant. J’aime bien cette contradiction.
Les dernières planches sont presque abstraites, comment les expliquer ?
Oui il fallait qu’on assiste à la fusion des univers par la fusion des techniques de façon progressive. J’en ai fait toute une série et avec les éditrices on a fait une sélection. L’abstraction finale ouvre davantage sur l’imaginaire aussi. Pour moi c’est ça qui fait la magie de la lecture en général, l’espace entre les lignes, les blancs qui laissent place à l’imagination.
« Hallali » est remarquable notamment dans l’approche du mouvement des corps, masculins et féminins, est-ce une thématique que vous travaillez depuis longtemps ?
Ce sont les courbes qui me captivent le plus, les courbes anthropomorphes. Je me souviens encore de mon premier cours de modèle vivant au lycée, j’attendais ça avec impatience, c’était l’extase !
Vous avez reçu le Grand Prix Artemisia 2019 en janvier dernier, avez-vous été surprise ? Quelles ont été les premières conséquences de cette distinction qui récompense une seule autrice de bande dessinée par an ?
J’ai reçu ma lettre du ministre de la culture… ahah ! Je ne m’attendais pas à ça non, le Prix m’a permis de mettre un pied dans le monde obscur de la bande dessinée ! Ça légitime mes projets futurs auprès des éditeurs surtout, c’est plutôt chouette.
Quels sont vos projets professionnels, notamment en bande dessinée ? Je crois que vous travaillez sur deux livres forts différents ?
C’est vrai. Le premier avec un éditeur rencontré en janvier 2018 au cours des rencontres Jeunes Talents d’Angoulême. Je l’écris avec une fabuleuse scénariste, Mélanie Trugeon, ça s’inspire d’un lieu désertique. C’est aussi une rencontre entre deux cosmos, en plus viscéral (et avec du texte !).
L’autre est plus personnel, c’est un conte érotique. J’ai envie d’illustrer l’orgasme. Ce serait bien d’écrire sur le sexe sans se calquer sur le désir physique ou masculin. Je ne veux pas non plus partir dans l’aspect intimiste ou mièvre. Ça prend forme doucement…
Laurent LESSOUS (l@bd)
« Hallali » par Claire Malary
Éditions L’Œuf (16,00 €) – ISBN : 978-2913308-572