Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Spécial « Marshal Bass » par Igor Kordey et Darko Macan
Nouveau venu chez Delcourt depuis 2017 sur les territoires arides du Western, River Bass, esclave affranchi et premier afro-américain de l’US Marshal Service, a eu tôt fait de s’imposer parmi les héros qui comptent dans le genre. Il faut dire que le rythme démentiel de production aligné par le duo croate Darko Macan – Igor Kordey est à la mesure du challenge, avec (presque) un album publié tous les six mois ! Alors que se profile déjà pour le début 2019 un quatrième opus intitulé « Yuma », un retour sur la série s’imposait…
Déjà connu aux USA pour ses travaux sur « Tarzan : A Tale of Mugambi » (1995), « X-Men » ou « Star Wars : The Protocol Offensive » (1997), tous publiés par Dark Horse ou Marvel, Igor Kordey (né en 1957) se fera essentiellement connaître en France avec les séries « Empire » (scénario par Jean-Pierre Pécau ; 4 tomes entre 2006 et 2016) et « Le CÅ“ur des batailles » (scénario de Jean-David Morvan, deux tomes en 2007 et 2008). En juin 2017, « Marshal Bass T1 : Black & White » pose les bases de la série tout en se démarquant d’un genre pourtant ultra-codifié. Engagé pour infiltrer et détruire un groupe d’affranchis noirs hors-la-loi qui sème la terreur aux confins de l’Arizona de la fin du XIXe siècle, Bass va plonger – et le lecteur avec… – dans un monde aussi sale que cynique et immoral, où la loi du plus fort (celle du chef du gang, surnommé Milord) est toujours la meilleure. Rejoignant en cela tant le « Durango » de Swolfs (lancé en 1981 et poursuivi par Iko depuis 2016) que « Bouncer » (Jodorowsky et Boucq depuis 2001) ou les plus récents « Undertaker » (de Dorison et Meyer depuis 2015) et « Duke » (par Yves H. et Hermann depuis 2017), « Marshal Bass » assume son trait épais mais millimétré, connotant telle une chape de plomb la violence intrinsèque de chacune des psychologies.
D’un album à l’autre, et bien que luttant contre toutes les formes de criminalité, Bass traîne avec lui son triple doute : tiraillé entre les reproches de sa femme Bathsheba, les risques encourus et le manque de reconnaissance de la profession pour un esclave affranchi, le personnage a fort à faire pour se sortir du bourbier où le plonge (régulièrement et habilement) son scénariste. Dans le tome 2, « Meurtres en famille » (octobre 2017), Bass se lance à la poursuite d’un serial killer et finit par se confronter à une famille pratiquant le meurtre comme d’autres vont à l’église. Avec « Son nom est personne » (août 2018), Bass tente de rejoindre le ravisseur de sa propre fille, celle-ci s’étant entichée d’un Indien de passage. Dans le tome 4 à venir (« Yuma », janvier 2019), Bass infiltre un pénitencier, seul face à 600 détenus affamés, désespérés et en colère… Notre « Marshal », des déserts arides jusqu’aux forêts enneigées en passant par les murs des lieux de détention (voir chacun des visuels de couvertures), ne devra donc pas plus compter sur les espaces que sur les âmes pour trouver un peu de réconfort. Bien que non dénué d’humour (façon Clint Eastwood…), le ton des albums est par conséquent généralement grave, voire sinistre, comme l’indique le nom même du personnage principal.
Dévoilant peu à peu le passé de Bass, chacun des albums amène indéniablement son lot de surprises. Outre le superbe dessin réaliste de Kordey, ouvrant parfois sur un rendu spectaculaire au sein d’une double page (splash page à la manière des comics), il faut rendre hommage aux couleurs de Nikola Vitkovic : un clair obscur, un feu de camp, la chaleur de l’Arizona ou les derniers rayons du soleil couchant à travers les frondaisons sont impeccablement rendus. Bousculant les codes habituels en mettant en avant le racisme ambiant, la diversité raciale des protagonistes et les complexes physiques ou psychologiques de ce monde tourmenté, « Marshal Bass » qui évite la caricature pour renouveler le genre.
Mais au fait ? Notre « Marshal Bass » a-t-il véritablement existé ? Oui, si l’on prend en compte le modèle que fut historiquement Bass Reeves (1838 – 1910), ancien esclave affranchi en 1865. Ayant déménagé dans l’Arkansas après avoir longtemps vécu dans les territoires amérindiens, il sera recruté en 1875 par le juge fédéral local pour sa bonne connaissance des langues indiennes. Jamais blessé, officiant en Arkansas et dans l’Oklahoma, il arrêtera plus de 3000 criminels, en tuant 14 pour défendre sa propre vie !
Philippe TOMBLAINE
« T1 : Black & White » (juin 2017) – Éditions Delcourt (14,95 €) – ISBN : 978-2-7560-8206-6
« T2 : Meurtres en famille » (octobre 2017) – Delcourt (14,95 €) – ISBN : 978-2-7560-8207-3
« T3 : Son nom est personne » (août 2018) – Delcourt (14,95 €) – ISBN : 978-2-4130-0783-8
« T4 : Yuma » (janvier 2019) – Delcourt (14,95 €) – ISBN : 978-2-4130-0987-0