Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Tout le plaisir est pour moi » par Fred Druart et Olivier Mau
En 1890, le Dakota est le théâtre sanglant des ultimes affrontements entre Amérindiens et armée américaine, les pires bassesses étant commises dans les deux camps. Alors que Sitting Bull vient d’être assassiné dans la réserve de Standing Rock, son dernier compagnon entame un redoutable parcours criminel. Un jeune capitaine français pétri d’humanisme se lance sur ses traces, tout en devenant le témoin d’une lutte implacable et d’une haine séculaire entre deux peuples…
En couverture, un homme d’origine amérindienne (voir son profil, le bâton de marche et son couteau) est assis en tailleur sur une petite butte, semblant attendre son heure. La froidure et la neige environnante ne semblent pas avoir entamé sa résistance ou sa volonté ; au premier plan git l’une de ses victimes, dont nous n’apercevons que l’extrémité d’un bras ensanglanté. Le couteau tenu par l’unique protagoniste indique son aspect meurtrier, sans que l’on puisse encore saisir le mobile ou les circonstances du drame. Néanmoins, le lecteur s’interrogera de la concordance troublante à effectuer entre ce visuel et le titre, qui suggère que le crime a été commis de manière gratuite, par un homme rendu ivre de vengeance ou de destruction. On s’accordera donc à dire que la noire silhouette représentées en couverture n’a rien d’héroïque, mais tend à l’inverse à souligner l’aspect pour ainsi dire démoniaque ou surnaturel du tueur.
Au jeu des références, on précisera que l’habituelle évocation du Far West est la plupart du temps synonyme de vastes étendues désertiques ou des grandes prairies, saisies entre ciel bleu, cactus et fleuves plus ou moins tumultueux. Pourtant, de « La Ruée vers l’or » (Chaplin, 1925) au « Grand Silence » (Corbucci, 1968), de « Jeremiah Johnson » (Pollack, 1972) à « The Revenant » (Iñárritu, 2015) ou « Les Huit salopards » (Tarantino, 2015), il neige parfois à gros flocons sur le rêve américain. Dès lors, s’ouvre un tracé hasardeux entre huis-clos et no man’s land, où les solitaires, parias, desperados et étrangers au passé douteux se croisent uniquement pour le pire : tous les problèmes ne pourront s’y régler qu’à coups de revolvers, de couteaux dans le dos ou de traques impitoyables et nihilistes. Pour Tarantino, Corbucci comme pour Clint Eastwood (« Pale Rider », 1985), la vision déshumanisée et désenchantée de la conquête de l’Ouest se double d’une vision psychologique discordante : l’homme, foncièrement mauvais est prisonnier de ses bas instincts qui le conduisent inéluctablement à sa perte, dans un enfer neigeux où se distingue la dichotomie entre noir et blanc. Ni le cadre social, ni la morale, ni la religion, ni même le règlement militaire ou le potentiel féminin ne pourront rien changer à cette fatalité.
Revenons sur le contexte : débutées vers 1779, les guerres indiennes ne s’achèveront qu’en décembre 1890 avec le massacre de Wounded Knee (250 tués dans le Dakota du Sud par le 7e régiment de cavalerie). Divers épisodes (Little Big Horn en 1876, la reddition de Geronimo en 1886 et l’appel à la révolte de La Danse des esprits en 1887 seront entrés dans l’Histoire, tandis que la mythologie de l’ouest était installée via la fiction puis le spectacle de Buffalo Bill : « Wild West Show » à partir de 1882. En 1887, un vote du Congrès entérine la suppression de la propriété collective des terres, ce qui pousse les Amérindiens à devenir fermier ou à revendre leurs parcelles : ainsi dépossédés et éliminés, ces derniers ne seront plus que 250 000 en 1896. Ouest sauvage, avez-vous dit ?
Au final, donc, « Tout le plaisir est pour moi », épais roman graphique de 200 pages livré comme il se doit tel un âpre thriller en noir et blanc, remplit amplement son pari narratif, ce jusqu’au twist final. Le dessin de Fred Druart (lequel fut un adepte des cours de Philippe Foerster, Gérard Goffaux et Antonio Cossu, avant de se faire remarquer avec le polar « Le Chien de minuit », adapté de Brussolo en 2001), simple et efficace, souligne avec force les attitudes, les regards et les oppositions, sous une neige omniprésente digne du « Dix de der » de Comès. Le scénario cruel n’étant pas en reste, concluons que le plaisir sera assurément aussi pour les lecteurs !
Philippe TOMBLAINE
« Tout le plaisir est pour moi » par Fred Druart et Olivier Mau
Éditions Glénat (22,50 €) – ISBN : 978-2-7234-7701-7