Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Charogne » par Borris et Benoît Vidal
Dans un petit village pyrénéen du XIXe siècle, le maire tant aimé vient de mourir. Mais le curé refuse pourtant de venir célébrer l’office tant que l’église effondrée n’aura pas été réparée. En guise d’ultime recours, quelques administrés décident de transporter à dos d’hommes le cercueil jusque dans la vallée. Sous l’orage, progressant dangereusement sur un chemin escarpé, ce cortège funèbre va révéler bien des rancœurs familiales et autant de lourds secrets. En 160 pages, le label Treize étrange y gagne un one shot très original, où la mort et le poids de la culpabilité n’épargnent personne… pas même le lecteur !
Digne d’un récit de Pagnol ou de Giono, ce thriller rural – aussi âpre que pluvieux – anticipe par son visuel de couverture la véritable descente aux enfers vécue par ses protagonistes. Ces derniers justement, saisis à l’orée d’une forêt dans une pente vertigineuse, semblent déjà souffrir le martyre : outre le poids du cercueil porté dans des conditions précaires par des épaules de différentes carrures, notons le danger représenté par la pluie, les éboulis, le port de sabots et un lourd sac en bandoulière, lui-même vecteur de déstabilisation supplémentaire. Dans ce contexte orageux et tourmenté (les hommes crient et jurent), on devinera que les corps et les âmes s’échauffent, se corrompent, cèdent ou pourrissent, dans un écho à ce titre morbide (« Charogne ») qui évoque tant le cadavre en putréfaction que l’ignominie d’un individu.
Au-delà de la folie des hommes, l’album joue la carte du récit de voyage éprouvant et sacrificiel, aux lisières de deux mondes comme le suggère le premier plat : trombes d’eau, chutes, abandons, animaux sauvages et mensonges s’abattront ou plomberont les membres des familles Brunelin et Roussel, dont la patience est émoussée par une haine tissée depuis des lustres. Entre quête de vérité et d’extrême-onction, le chemin est encore pavé de péchés, à défaut des bonnes intentions initiales !
À la manière des réalisations de Christophe Chabouté (« Terre Neuvas » en 2009), la couverture (aux teints noirs, ocres et sépias) accentue la monstration sociétale des noirceurs d’une époque (ici, le monde rural durant l’année 1864). L’illustrateur et dessinateur Borris (« Lutte Majeure » chez Casterman en 2010) et le scénariste Benoît Vidal (« Pauline à Paris » en 2015) ont choisi par ailleurs de raconter une fiction en s’inspirant de faits et de lieux authentiques. Dans les notes présentées en fin d’ouvrage, les auteurs expliquent ainsi : « Le village dépeint dans la bande dessinée est réellement situé dans le département de l’Aude sur un territoire appelé le pays de Sault. C’est là que sont racontées les histoires qui ont initié cette fiction ». Comble du comble : « Il est bien exact qu’un curé refusa de monter au village pour y célébrer l’office tant que l’église ne serait pas réparée. Ce fut entre 1883 et 1885. Suite à des travaux d’agrandissement de l’église, le toit s’est effondré […] le village était trop pauvre pour payer les réparations […] »
Concernant la genèse de ce projet et de sa couverture, Borris explique : « Il y a eu une hésitation entre deux titres et donc entre deux couvertures. Le choix s’est longtemps porté sur « La Pause des morts », en référence à un lieu-dit évoqué dans l’album. L’éditeur n’était pas chaud mais s’y était habitué, jusqu’à ce que je propose « Charogne ». Je n’ai pas retrouvé la proposition de couverture de « La Pause des morts » mais elle ressemblait beaucoup à la composition de cette illustration couleur réalisée il y a longtemps (intitulée « Le Cercueil »)… alors que je ne savais même pas que j’écrirai cette histoire. Finalement on a préféré l’énergie de « Charogne » avec des hommes en train de tomber et de hurler. Un plan moyen pour les voir crier comme s’ils s’insultaient, pour être proche d’eux, tout en gardant une distance avec ce rideau végétal noir qui permet de cacher ce qu’ils transportent. » Entre bassesses et élévations, nos fiers paysans – mués en premiers de cordée – seront-ils capables de trouver la rédemption ?
Philippe TOMBLAINE
« Charogne » par Borris et Benoît Vidal
Éditions Glénat (19,00 €) – ISBN : 978-2-344-01933-7