Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Interview de Marc Antoine Mathieu
Rencontre avec l’auteur d’un des albums événements de cette fin d’année(Delcourt). « »Le Dessin » , c’est une histoire sur l’absence et sur la présence qui se révèle encore plus forte du fait de cette absence ».
Laurent Turpin : « Le dessin » est plus intimiste que vos précédents albums, comment expliquez-vous cette évolution ?
Marc Antoine Mathieu : C’est vrai. En fait c’est une histoire que je souhaitais raconter depuis un certain temps, qui me trottait dans la tête. C’est un récit silencieux fait de souvenirs, avec une quête formelle, plus concrète que dans mes précédents albums mais qu’on pouvait déjà trouver dans les histoires de Julius Corentin Acquefacques.
LT : Ces souvenirs vous sont-ils personnels ? Y a t’il une part autobiographique dans « Le dessin » ?
MAM : La seule partie autobiographique du récit est la disparition d’un ami, il y a quelques temps. Tout le reste est de la pérégrination imaginative. C’est la raison pour laquelle « Le dessin » est dédicacé à Nanard, ce copain disparu auquel j’ai un peu pensé en faisant l’album.
LT : En avez-vous terminé avec la critique de notre société souvent présentée comme kafkaïenne ou cet album représente-t-il juste une parenthèse ?
MAM : Je ne saurais pas le dire. En fait je ne suis pas vraiment certain que la série Julius Corentin Acquefacques puisse être présentée comme une parodie. C’est vrai que de temps en temps on y trouve quelques allusions à une société kafkaïenne mais l’idée principale est de se laisser guider par l’imaginaire. « Mémoire morte » dispose en revanche de connotations plus directes sur la société, l’information ou encore la communication. A ce niveau « Le dessin » est effectivement beaucoup plus intimiste mais je ne suis pas sûr qu’il ne s’agisse que d’une parenthèse. Je sais que le prochain album sera à priori un « Julius Corentin Acquefacques » puisque le scénario en est déjà écrit et que l’album ne demande plus qu’à être dessiné. On pourrait donc dire que la parenthèse est refermée mais elle ne demande qu’à se rouvrir. Je pense que la vie est pleines de parenthèses en fait.
LT : Le sujet de l’album est grave puisque y est abordé la mort et l’absence d’une personne chère. Le personnage principal ne vit d’ailleurs que par cette absence ou plutôt la présence de cette absence. A t’on besoin d’une mémoire affective aussi forte pour vivre soi-même ?
MAM : Non, je ne crois pas. Dans ce cas, c’est un poids. Et ce poids fait fléchir la destinée d’Emile, à travers le dessin que lui a légué son ami et ce qu’il en fait. En créant à partir de ce dessin, il lache du lest jusqu’à retrouver son ami, dans une certaine mesure, à la fin de l’album.
LT : Peut-on vraiment parler de destin ?
MAM : Oui, car le destin peut avoir plein de visages différents. Dans mon cas, je considère qu’il n’est lié ni à la volonté, ni au libre arbitre, ni au courage. On est guidé par les événements. Le destin est ce qu’il est. Chaque individu considère cependant le destin avec un visage particulier. Pour ma part, j’ai une vision plus proche de celle de Schopenhauer que de celle, disons, des faiseurs de héros.
LT : Mais Emile n’est-il pas plutôt manipulé par son ami disparu ?
MAM : Tout à fait, il y a un peu de ça aussi. Mais manipulation à posteriori. On peut dire finalement qu’Emile a été manipulé par le dessin, guidé par l’énigme que lui a laissé son ami. Mais en même temps, il a été l’acteur de sa destinée comme un acteur porte une pièce de théâtre et dont on peut dire qu’il a été manipulé par le metteur en scène ou l’auteur. Pourtant, c’est lui qui joue la pièce. Sans acteur, celle ci n’existe pas. De la même manière, je pense que nos vies peuvent ressembler un peu à ça. Nous sommes souvent manipulés par des choses qui nous échappent mais en même temps, nous sommes les acteurs de notre propre vie. Nous en sommes responsables bien que je ne pense pas que nous choisissions réellement notre avenir.
LT : Comment et pourquoi avez-vous imaginé ce découpage si particulier composé de deux grandes cases par planche ?
MAM : Quand j’ai écrit l’histoire, je n’avais aucune idée préconçue à ce sujet. Aucune forme graphique ne s’est imposée à priori. Mais, avec le recul, je m’aperçois que j’ai développé ce découpage pour donner encore plus de silence au récit et pour faire parler encore plus le dessin. Dans cette histoire, les gens parlent peu, sauf à eux-même et un disparu parle à un vivant. C’est une histoire sur l’absence et sur la présence qui se rèvèle encore plus forte du fait de cette absence. Pour bien mettre en valeur cette notion et éviter les scories, il fallait que le format de case soit le même partout pour que le lecteur l’oublie. Le dessin parle d’autant plus que le format de case « BD » disparaît derrière.
LT : Il y a souvent une recherche esthétique dans tes albums, comme dans « l’Origine » à qui il manque une case. Marc-Antoine Mathieu se demande-t-il quelle astuce de forme il va déployer quand il élabore un nouvel album ?
MAM : Je ne sais pas si je recherche l’originalité mais j’ai envie d’aller vers des sentiers qui me surprennent et comme je suis intéressé par la mise en forme – j’ai une formation de graphiste et je suis également scénographe – ça déteint sur mon travail de dessinateur de BD. Je joue avec le médium. Un album est aussi un objet. Je me pose la question de savoir comment je peux faire pour que cet objet dépasse le simple cadre du support à image. C’est un aspect qui m’intéresse. Mais ce n’est pas une condition sine qua non. « Mémoire morte » ne comporte pas d’astuce graphique, le récit est plus traditionnel. Je n’ai pas ressenti le besoin pour cet album, qui parle de la communication, de travailler absolument sur la forme. Pour « Le dessin » , j’étais plus dans une logique « à la Perrec ». L’énigme, à travers le dessin, était intéressante car on parle à la fois du médium graphique bande dessinée et de changement d’échelle. En changeant de stade, on doit réfléchir autrement. Il fallait donc bien une astuce graphique comme symbole de cette autre dimension, d’où celle de la fin qui amène une lecture différente. Lecture que n’a pas réussi à faire le héros qui, toute sa vie, cherche dans le même sens. Pour découvrir la vérité, finalement très simple, il faut qu’il regarde différemment.
LT : La vérité est toutefois irréelle puisqu ?elle découle de la couleur et que dans la réalité, la couleur existe partout ?
MAM : C’est une transposition. Dans la réalité, la forme et la couleur existent – quoique ! Mais ça nous entraînerait vers un autre débat ! – mais la Vérité, avec une grand V, nous est à jamais inconnue. Tout au plus pouvons-nous accéder à notre vérité, ce qui est déjà un gros travail. Mais, de la même manière, même pour accéder à sa vérité propre, il faut travailler son regard et aiguiser sa sensibilité.
LT : Adepte du noir et blanc, quel sont vos influences particulières ?
MAM : Tardi, Munoz, Pratt ou encore Milton Caniff, pour ne citer qu’eux, m’ont permis de voir que des aplats de noir pouvaient raconter énormément de choses. Au niveau narratif, je cite souvent Francis Masse qui a été déterminant. Si Masse n’avait pas existé, il est possible que je n’aurais pas fait de bande dessinée.
LT : Peut-on imaginer un album en couleur de Marc-Antoine Mathieu ?
MAM : Oui, ça peut se produire. Mais ça n’est pas évident, car ça sera quelque chose de particulier et je me sens un peu manchot face à la couleur. Je me surprend à faire quelques coloriages mais je n’en ai pas tellement envie.
LT : On en voit quelques exemples dans Pavillon Rouge…
MAM : Oui, voilà. C’est vraiment du coloriage. J’essaye d’installer un climat avec des tonalités un peu bizarres mais franchement, la couleur c’est « balèze ». Il faut être fort. Ca nécessite une recherche et une exigence qui demande beaucoup de temps. Enfin en ce qui me concerne. Certains sont très doués, comme Mattoti qui arrive à utiliser la couleur en tant que champ. Mais il sont peu nombreux. C’est plus facile d’utiliser le noir et blanc pour ça.
LT : Votre activité de scénographe, avec la société Lucie Lom témoigne d’une volonté de sortir du cadre strict de la BD. Envisagez-vous de poursuivre dans cette voie avec d’autres supports, comme le multimédia ?
MAM : Pas à priori. Si une histoire me venait à l’esprit dans cette logique, peut-être mais il s’agirait alors d’adapter le support au développement de cette histoire. Tout est possible.
LT : Quel plaisir particulier offre la scénographie d’expositions ?
MAM : En premier lieu, celui d’une expérience humaine très différente de la BD où le travail est solitaire. Pour la scénographie, on est plusieurs, les autres remettent les idées des uns en cause. C’est très enrichissant même si je ne pourrais pas faire tout le temps de la scénographie comme je ne pourrais pas faire tout le temps de la BD. Ces deux activités sont très complémentaires et sont les deux facettes d’une construction personnelle. D’un coté s’en remettre aux autres et de l’autre ne s’en remettre qu’à soi. Les deux sont source d’équilibre.
LT : Pourtant, entre le dernier « Julius Corentin » et « Mémoire morte », il s’est passé 4 ou 5 ans ?
MAM : Oui, un période où j’étais plus vide, j’avais moins de chose à raconter. Dans ces cas là, il est bon de se ressourcer, d’accepter ce vide et le fait qu’on a moins d’énergie. J’ai pu faire une pause justement parce que je fais de la scénographie et du graphisme. Je ne suis pas obligé de courir après une histoire et de me forcer à la raconter pour le simple fait que ça me fait vivre. J’ai cette chance de pouvoir alors me concentrer sur d’autres choses.
LT : Quels sont vos projets dans vos différents domaines d’exploration ?
MAM : La création d’une maison de la forêt à coté de Poitiers. Nous travaillons en collaboration avec des architectes. On fait tout l’intérieur de la maison, la balise des sentiers forestiers, toute la signalétique. Bref, un projet collectif passionnant. Il y a également le site des Perrières, avec des salles cathédrales souterraines. Un endroit gigantesque et complètement inconnu. Il nous a été demandé, à Philippe Leduc et à moi, de créer un parcours scénographique qui va emmener les gens dans tout ce dédale et raconter l’histoire du lieu tout en développant un imaginaire dans ce circuit. Un parcours à la fois poétique et scientifique. Parallèlement, dans la BD, je travaille sur le prochain Julius Corentin Acquefacques, dont le scénario est écrit.