Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Est–Ouest » par Philippe Aymond et Pierre Christin
Le scénariste Pierre Christin, voyageur spatio-temporel, prolifique, universitaire, nous offre un carnet de voyages et de souvenirs, en grande partie vécus avec son complice Jean-Claude Mézières. Témoin engagé des soubresauts de l’Ouest et de l’Est pendant la seconde moitié du XX° siècle, il retrouve Philippe Aymond qui alterne BD et récit illustré dans ce roman (autobio)graphique.
Les auteurs avaient déjà collaboré ensemble, outre aux débuts qui ont lancé Aymond avec « Canal choc » et « Les 4 X 4 », pour d’autres visions de voyages dans « L’Homme qui a fait le tour du monde », avec Max Cabanes (Dargaud, 1994), sur les mégalopoles. Ici, les voyagesont lieu également dans le temps : éblouissement du Nouveau monde, constatations cruelles à l’Est et son « Homme nouveau » qui n’est pas advenu, en passant par la France juste avant et après 1968.
L’Ouest, le vrai. Dans l’Utah des Mormons, en prenant son poste à l’université de l’état en 1965, les découvertes sont nombreuses tant le mode de vie diffère de celui de l’Europe. Mézières le rejoint bientôt, et ils font des films-reportages sur la société, et, bien que fauchés, parcourent ce monde inégalitaire mais fascinant. Ils songent à faire ensemble de la BD. Leurs débuts (avant « Valérian ») seront publiés dans Pilote, qu’ils ne connaissent pas encore. La grande illumination sera les grands espaces et le ranch, où Mézières restera longtemps après le départ de Christin. Ici, l’auteur évoque les mêmes endroits revisités dans « Adieu, rêve américain » (Dargaud, 2002), mais à l’époque initiale.
La fin de la France gaullienne. Brièvement évoquée, la 2ème guerre mondiale nous permet de découvrir que Christin et Mézières se connaissent depuis cette période. Au milieu des années 1950 : livres et études pour le premier, Arts appliqués pour le second, qui rencontre Giraud, pas encore Moebius, déjà prometteur. Piano, boites de jazz, puis plus tard rencontre de René Goscinny et Jean-Michel Charlier aux bureaux de Pilote, pour enfin créer une série science-fiction : « Valérian ». La même année 1967, il monte à l’université de Bordeaux une chaire de journalisme et communication.
L’Est : si loin, si proche. On pense à « Partie de chasse » avec Bilal, ou au « Long Voyage de Léna » avec Juillard, d’ailleurs brièvement évoqués. En traversant ce bloc communiste opaque (Budapest, Bucarest, Allemagne de l’Est, Tchécoslovaquie, Pologne…) au début des années 1970, les deux auteurs sont témoins de la vie quotidienne miséreuse, des dégâts énormes sur l’écologie, mais aussi des problèmes aux frontières, la police omniprésente, la débrouille contre le Plan inepte, et les derniers tziganes… Leur parcours finit par la Russie, puis Christin visite Tchernobyl après la catastrophe, beaucoup plus tard.
Sur les sources graphiques, évidemment très précieuses pour ce type de projet, Philippe Aymond nous en a dit un mot. « Vu le nombre immense de photos que Christin détient, j’ai pu bénéficier de documentations copieuses. Mais il n’avait pas de photos anciennes, des années 1960, pour l’Ouest : c’est Mézières qui en avait conservé beaucoup, ce qui m’a permis de situer exactement cette époque et ces lieux. Pour l’Est, Christin détenait au contraire un grand nombre de photos de leurs séjours, des années 1971 et après, des documents très utiles. »
122 planches très agréables à lire, grâce au témoignage personnel et au côté vivant des choses vues et vécues. Le dessin réaliste et toujours très lisible d’Aymond aborde les ambiances et les situations très différentes avec justesse. La base de crayon, à la place de l’encre, donne une souplesse et une fraicheur qui convient au récit. Les couleurs de l’aquarelle, parfois en noir et blanc et nuances de gris pour les temps reculés, rendent bien toutes ces époques, tous ces mondes qui n’existent presque plus. Avec ce travail inhabituel, surtout par rapport à « Lady S », Aymond franchit une nouvelle étape, complète son savoir-faire. Plongé dans tous ces mondes traversés, le lecteur sent la volonté farouche de Christin d’apprendre et de comprendre.
Le dessinateur sur la technique employée :
À la galerie Établi, à Rouen (*), qui expose pendant une semaine 20 planches de l’album, lors de la rencontre-dédicace du 7 avril 2018, Aymond les commente pour l’assistance : « D’abord la planche est réalisée au crayon, puis je la numérise, un peu plus foncée. En parallèle, sur une copie de la planche, je mets à l’aquarelle. Les deux sont ensuite superposés pour la publication. Les planches exposées ne sont pas très grandes (22 X 32 cm environ), surtout par rapport à celles des albums passés, mais au départ mon projet était un carnet. Mais mon éditeur a préféré le format album. Ce format moins grand, moyen, me convient finalement et c’est une découverte. Je me suis aperçu qu’en grand on perd quelque chose, une concentration, une force. C’est ce que je constate dans le passage du découpage à la grande planche. Je pense qu’à l’avenir ma planche originale sera d’un format moins grand qu’avant. »
Patrick BOUSTER
« Est – Ouest » par Philippe Aymond et Pierre Christin
éditions Dupuis (26 €). Le tirage de tête édité à 777 exemplaires signés contient une couverture différente (jaquette) et un ex libris inédit.
(*) : 45 rue des Bons enfants – 76000 ROUEN. Galerie d’art, studio photo et atelier de création.