Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Visite chez « Mon voisin Raymond » avec Troubs
Dessinateur-voyageur, Troubs a l’habitude de traverser le monde, de se servir de ses voyages et de ses rencontres comme matière pour ses albums. Il a ainsi visité la Chine, le Turkmensitan, Bornéo mais aussi l’archipel des Tuamotu avec Benjamin Flao, le Laos avec Nicolas Dumontheuil, le Mexique et la Colombie avec Edmond Baudoin. Cette fois, Troubs traverse simplement la forêt périgourdine, contiguë à sa maison, pour nous présenter son voisin Raymond.
Raymond est né en 1934. Il vit seul dans sa petite maison entourée de son jardin potager. En harmonie avec le rythme des saisons, il connaît les signes naturels pour les semis et la cueillette des champignons. Troubs l’aide pour ses travaux les plus durs et ce dernier lui confère ses conseils pour le jardin et le maraîchage. Lors de ces échanges, Raymond se souvient de son enfance, quand la maison familiale n’avait ni eau ni électricité et des chasses aux palombes qui n’avaient pas encore peur des hommes.
Troubs raconte leur relation au fil des saisons. À chaque mois, une tâche, un événement, un souvenir est au centre du récit. Janvier sera pour la préparation du jardin, février verra les grues passer, mars offrira une embellie pour un apéro avec Odette, la bonne amie de Raymond, etc… Ce découpage calendaire apporte une lecture fluide, un rapport naturel au rythme des saisons. Les souvenirs d’Odette et de Raymond nous rappellent que l’époque où une majorité de nos concitoyens vivaient simplement n’est pas si éloigné, que le rapport au temps s’effectuait alors de manière naturel.
Ce récit de solidarité intergénérationnelle permet à Troubs d’évoquer la solitude, les questionnements face à la mort, l’inéluctabilité du temps qui passe. La simplicité du dessin de « Mon voisin Raymond » est en quelque sorte au diapason de l’humble vie du vieil homme. Une vie modeste dont Troubs révèle la richesse universelle.
 Vous souvenez vous de votre première rencontre avec Raymond ?
Pas exactement de la première fois, mais c’était sûrement a l’occasion de la période des vendanges ou du foin que nous avons vraiment discuté, que nous avons passé du temps ensemble.
Il y a une vingtaine d’années, en juin, tous les voisins se retrouvaient pendant un jour ou deux pour ramasser le foin. C’était encore des petites bottes carrées et il y a avait besoin de bras.
Nous nous retrouvions aussi fin septembre, c’était la même chose pendant deux ou trois week-ends, pour faire le vin de l’année sur les deux ou trois hectares de vigne du coin…
À quel moment avez-vous décidé de consacrer un album à Raymond ?
Ça fait longtemps que j’accumule des bouts de papier ou je note les petites histoires qu’il me raconte et que le personnage se construit à force de gribouiller sa tronche. J’ai décidé de passer à l’action voilà deux ou trois ans, en expérimentant plusieurs approches. J’ai, avant tout, sélectionné des moments particuliers, et je les ai mis bout à bout.
 Il a été facile de convaincre Odette et Raymond de se livrer ?
Cela s’est fait tout naturellement. Il n ‘y avait personne à convaincre. Nous vivons ensemble. Je n’ai fait que capter l’ambiance et les histoires qu’ils me racontent.
Comment avez-vous travaillé ensemble ?
Ils me racontaient des histoires, je prenais des notes…tout simplement et je leur montrais de temps en temps des planches, des dessins…
 Que pensent Raymond, Odette et les autres protagonistes de l’album ?
Pour l’instant je n’ai pas vu le facteur, mais je pense qu’il va être content.
Raymond et Odette le sont tout autant. Ils trouvent que ce n’est pas trop mal dessiné.
Comment appréhendent-ils notre monde ? Comment analysent-ils son avancée technologique ?
Notre monde c’est le leur aussi, mais son évolution les laissent un peu perplexes, ils perdent des repères qu’ils croyaient immuables. Ils s’inquiètent de la disparition des oiseaux, des insectes… Mais aussi de celle de la convivialité, de l’échange entre les personnes.
Ils louent le confort et les progrès de la médecine mais, sans être vraiment nostalgiques, ils constatent qu’avant les gens se fréquentaient plus, se rendaient visite et que la vie était quand même plus joyeuse.
Au moins, eux, ils auront bien vécu, et ils sont contents de ça.
« Humains », votre prochain album, de nouveau réalisé avec Edmond Baudoin, traitera aussi de solidarité et du « vivre ensemble » : pourriez-vous nous le présenter ?
Nous sommes restés trois semaines, en juillet dernier, dans la vallée de la Roya, à côté de la frontière franco-italienne. Nous avons fait des rencontres, recueilli des témoignages, fait le portrait des gens qui étaient là , de passage ou de tout temps. C’est un livre sur ce qu’il se passe aujourd’hui aux frontières de notre pays, et qui, finalement, interroge sur celles de l’Humanité.
Mille mercis bucoliques à Troubs pour sa collaboration.
« Mon voisin Raymond » par Troubs
Éditions Futuropolis (17 €) – ISBN : EAN : 978-2-7548-2063-9
La sortie de « Humains » est prévue pour le 19 avril chez L’Association, dans la collection Éperluette.