Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Jour J T32 : Sur la route de Los Alamos » par Denys, Fred Duval et Jean-Pierre Pécau
L’uchronie diffusée dans la série « Jour J » n’en finit plus de réinventer le passé : pour ce 32e opus situé en juin 1945 lors de la guerre du Pacifique, c’est le destin de Robert Oppenheimer qui prend la tangente. Le point de divergence est savoureux : à Los Alamos, le savant atomique laisse le prototype de sa bombe en plan et embarque pour un road trip en compagnie d’un certain Jack Kerouac… Armée et police aux trousses, le diptyque annoncé est propulsé sur les chapeaux de roue !
En février 1943, malgré ses sympathies gauchistes (une décennie plus tard, il sera victime du Maccarthysme), le physicien Robert Oppenheimer (né en 1904) se retrouve nommé à la tête du projet Manhattan au laboratoire national de Los Alamos, au Nouveau-Mexique. Dans le plus grand secret, des milliers d’employés œuvrèrent à la création de trois bombes atomiques. La première d’entre elles, une bombe au plutonium baptisée Gadget, sera testée le matin du 16 juillet 1945 dans le désert près de Alamogordo. Suivront les plus fameuses Little Boy et Fat Man, qui seront larguées sur Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945, afin de briser la résistance japonaise. La bombe à implosion Gadget (19 kilotonnes) fut appelée ainsi car elle n’était pas opérationnelle pour un emploi sur le champ de bataille. Ce surnom évitait également l’emploi plus direct du terme « bombe », mot déconseillé afin de réduire les risques d’espionnage autour d’une arme top secrète.
Officiellement, pendant la Seconde Guerre mondiale, la ville de Los Alamos (rebaptisée Site Y ou La Colline) n’existe pas. Les actes de naissance des enfants nés sur place mentionnent l’adresse d’une simple boîte postale. L’âge moyen de la population y est de 25 ans et les permis de conduire ne comportent aucun nom. Le matériel commandé, des instruments techniques et scientifiques, doit régulièrement emprunter des circuits compliqués pour égarer la vigilance des espions. Les délais en sont d’autant plus longs, situation qui peut empirer lorsque la commande est mal enregistrée, que ce soit à Chicago, Los Angeles ou New York…
En couverture, Fred Blanchard et Manchu ont imaginé un visuel qui ne manque pas de sel : à l’avant-plan, bardé de fils connecteurs, le prototype de Gadget est en train d’être élaboré sous les tôles d’un simple hangar en plein désert. Au second plan, on devine que son principal concepteur a subitement opté pour de nouveaux horizons, s’éloignant en trombe et pleins gaz dans une volée de paperasse désormais aussi encombrante qu’inutile ! Titre et situation feront aussi penser à quelques standards américains (outre Kerouac, évoqué plus loin, citons « Sur la route de Madison » par Robert James Waller en 1992 ; film de Clint Eastwood, 1995) prônant l’itinérance et le voyage. À l’évidence, voici donc opposées deux conceptions du monde : l’ombre des projets militaires ou le soleil d’une vie plus débridée, sous le ciel bleu digne de la Californie voisine. Une option est-elle moins moralement et physiquement destructrice qu’une autre ? Tel sera l’enjeu du scénario de ce diptyque, alors qu’Oppenheimer rencontre fortuitement Kerouac. Avec son roman « Sur la route » (1957), l’écrivain américain (1922 – 1969) sera qualifié – faut-il le rappeler – de chantre de la beat generation (un terme attribué à Kerouac dès 1948) : une ode aux grands espaces, à l’épopée vers l’ouest, à la découverte de mondes nouveau, alliant créativité débordante, libération sexuelle, fascination pour les milieux underground des villes des côtes Est et Ouest des États-Unis (littérature, jazz, etc.) ainsi que pour les spiritualités chamaniques dans lesquelles l’homme est partie intégrante du cosmos.
Comme l’explique Fred Blanchard : « Le choix du thème est venu par hasard, au gré de nos discussions… Je peux d’autant mieux l’avouer que c’est moi qui ait eu l’embryon d’idée pour ce diptyque. J’avais comme référence « Sur la route » bien sûr, mais aussi « Sur la route de Madison » et « Thelma & Louise ». Je me suis demandé à un moment donné s’il ne fallait pas en faire un road trip crypto-gay sur le modèle de « Thelma & Louise » (histoire de bousculer un peu les codes du buddy movie) mais bon, Jean-Pierre et Fred Duval ont trouvé l’idée un peu trop tordue… et ils avaient raison je pense ! Le cÅ“ur de l’intrigue étant l’avancée des travaux sur la bombe, en parallèle de la traque d’Oppenheimer et Kerouac et des personnages hauts en couleur qu’ils rencontrent ; pas leur relation qui est plus accessoire. Pour la couverture et vu le sujet, je me disais qu’il fallait une voiture, d’autant que j’avais encore bien en tête la couverture de l’édition de « Sur la route » que j’avais lue dans les années 1990 après l’avoir achetée à Pierre Sias de la librairie Actualités. Bon par contre où trouver le côté uchronique dans tout ça ? On est là dans un cas de figure où les éléments visuels sont très ténus car l’uchronie est très subtile et reste très proche de notre réalité. Dans pareil cas, il faut donc essayer de parier sur un collage entre deux éléments qui donneront un certain relief à la couverture. C’est là que m’est revenue en tête la forme du prototype de bombe atomique, cette sphère qui une fois dessinée nous donnerait un cercle. En tant qu’ancien élève de Roman Cieslewicz [graphiste polonais reconnu pour ses affiches, 1930 - 1996], je n’ai jamais oublié la force d’attraction du cercle dans une affiche, un visuel, une couverture… L’occasion était trop belle ! J’ai donc collé cette sphère au premier plan et ouvert les portes du hangar dans laquelle elle se trouve pour voir la voiture que je voulais dès le début du projet, filant au loin dans le décor d’arrière-plan. Le fait qu’elle soit toute petite et de dos fait bien passer l’idée qu’elle fuit. La touche finale est venue des papiers épars qui ont permis de lier avant-plan (la bombe) et arrière-plan (la voiture). »
Prenons donc le volant, et laissons-nous embarquer au fil des cases vers la Frontier…
Philippe TOMBLAINE
« Jour J T32 : Sur la route de Los Alamos » par Denys, Fred Duval et Jean-Pierre Pécau
Éditions Delcourt (14,95 €) – ISBN : 978-2756081717