Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Fondu au noir » par Sean Phillips, Ed Brubaker et Elisabeth Breitweiser
Ed Brubaker, très grand scénariste de comics de super-héros et scénariste pour la télévision (voir la série « Westworld »), a acquis, depuis dix ans maintenant, un statut particulier d’auteur polar avec des titres tels que : « Criminal », « Fatale », « Incognito », pour n’en citer que trois. Associé au dessinateur anglais Sean Phillips, ils réalisent à eux deux une sorte de pléiade du comics noir. Leur dernier titre, paru au long de douze comic books, d’août 2014 à janvier 2016, chez l’éditeur Image Comics, est directement publié en France sous forme d’un roman graphique de 400 pages. Un pavé lourd de sens, comme d’encre, à la qualité indéniable.
Los Angeles, 1948. Charlie Parish est un scénariste de cinéma quadragénaire, revenu de la guerre avec quelques traumas psychologiques. Il partage dans les studios d’Hollywood Victory Streets pour lesquels il travaille, un bungalow avec son pote Gil Mason, lui aussi scénariste, mais « black listé ». Nous sommes, en effet, en pleine période du Mac Carthysme, et la chasse aux sorcières, entendez la chasse aux communistes, a été ouverte. Une liste noire a été établie et chaque américain a le devoir de dénoncer celui ou celle qu’il juge « coupable » d’anti-patriotisme. Dans ce climat de délation, il est difficile de trouver un travail ou de garder sa place, et encore moins dans un studio de cinéma. Le duo a néanmoins trouvé un terrain d’entente : alors que Gil écrira de bonnes histoires, Charlie les fera passer pour siennes, puisque son ami n’est pas sensé travailler.
Ce que Gil ignore, c’est la culpabilité crasse de son « ami ». Ce matin, pour ne rien arranger, après une fête un peu trop arrosée, comme savent si bien en organiser les studios pour leur jeunes stars en herbe, Charlie a la gueule de bois : il ne se souvient plus de rien, et pourtant, la jeune starlette montante qu’il adorait : Valeria Sommers, est étendue morte, étranglée dans ce bungalow. Qui était avec lui dans la nuit ? Et comment va t-il pouvoir continuer à vivre avec ses non dits et cette culpabilité ? La repentance est un long chemin, parsemé de choses pas belles à voir…
Pour toutes celles et ceux qui ont un jour vibré devant le film « LA Confidential », il ne fera aucun doute quant à la filiation de « Fondu au noir » avec ce classique de 1997 de Curtis Hanson, adapté de l’auteur cultissime James Ellroy (« Le Dahlia noir », autre Å“uvre issue de sa quadrilogie « Quatuor de Los Angeles », avec « Le Grand Nulle part », « White Jazz » et « LA Confidential »). Si Ed Brubaker revisite, par pure passion, ces ambiances propres au Los Angeles de l’après-guerre, c’est pour mieux y insinuer sa propre patte, et amener encore davantage de cinéma dans son scénario, comme ont pu le faire d’autres grands auteurs avant lui, tel le réalisateur Billy Wilder dans « Boulevard du crépuscule » (1950), ou Robert Altman dans « The Player » en 1992, pour n’en citer que deux. Il nous immerge totalement dans le milieu glauque de ces studios, rongés par l’argent, les secrets, le sexe et l’alcool. Il faut dire, comme il l’explique dans sa préface, qu’il a bien connu celui-ci : son oncle John était scénariste à Hollywood dans ces années là , et a conservé tout ses écrits.
Àl’époque, les producteurs régnaient en maître absolus, et s’offraient les services de fixers, (des « arrangeurs », ayant carte blanche pour régler les problèmes, tout en faisant en sorte que le grand public n’ait aucune idée de ce qui se passe en coulisse. Ici, c’est Victor Thursby le producteur, cofondateur avec le vieux pervers et sénile Al Kamp, des films Victory, et Phil Brodsky en est le chef de la sécurité, ou, dit différemment, le fameux fixer.
Brubaker nous identifie à Charlie, avec un système de voix off, et c’est la clé d’entrée dans l’histoire. Car ce scénariste bien immergé dans le milieu, partagé entre amours sincères, peur et trahison, est parfait pour infiltrer de manière discrète les entrailles de ce monde vérolé. Ce qu’il découvre, en essayant de comprendre pourquoi Brodsky a camouflé le meurtre de Valeria en suicide, dépasse ce qu’il est lui-même capable d’entendre ou d’imaginer, et les sacrifices en seront d’autant plus grands, nous explique l’auteur.
On ressort lessivé de ce roman noir, superbement écrit, et magnifiquement dessiné par un Sean Phillips toujours en grande forme, dont le trait fin s’évertue à apporter un maximum de détails. Malgré la longueur du récit, ces détails graphiques et les couleurs très agréables, réalisées par Elisabeth Breitweiser, participent à équilibrer la sensation de long serpent mouvant que l’on traverserait par l’intérieur, en nous fournissant des pauses esthétiques bienvenues.
Un chef-d’œuvre, qu’il faut cependant digérer.
Franck GUIGUE
NB : un cahier graphique de 38 pages conclu l’album, avec couvertures originales, diverses illustrations de Sean Phillips, et le trailer dessiné du comics.
« Fondu au noir » par Sean Murphy, Ed Brubaker et Elisabeth Breitweiser
Éditions Delcourt (39,95 €) – ISBN 978-2-7560-9504-2
Ed Brubaker est principalement édité aux éditions Delcourt. On peut citer, avec Sean Phillips ou d’autres dessinateurs : « Criminal » (6 tomes), « Incognito » (2 tomes), « Fatale » (5 tomes), « Scène de crime » (one shot), « Velvet » (3 tomes).
Sa dernière série avec Sean Phillips, « Kill or Be Killed », paraîtra en France le 24 janvier. On y reviendra.
Hell !
J’ai cliqué sur l’article car j’adore le style graphique de Sean Murphy, notamment quand il collabore avec le grand Scott Snyder… Mais en fait, « oops », là , rien à voir : c’est d’un certain Sean Phillips, en effet, dont il est question. Bon, pas grave, la bourde a un super effet collatéral, puisque ça me permet de découvrir ce dessinateur britannique que je ne connaissais pas et dont les planches montrées ici sont assez époustouflantes !
Donc, last but not the least ^^, thank you, Franck (great) Gigue in the sky ! Je vais sûrement déguster ce(tte) fondu(e) au noir grace à vous, alors on va pas en faire un fromage… (hihi)
Merci Thark. Comme quoi. L’amateur de fondu au Chester que je suis aurait dû moins en manger hier au soir . C’est fou ces trucs complètement improbables qui se passent lors de la publication des articles. Un complot des « rouges » sûrement ! . J’ai rectifié. Et content que le dessin de Sean Phillips vous plaise. C’est effectivement un grand. Cordialement.
« Kill or be killed » montre une évolution du dessin de Sean Phillips qui se rapprochent beaucoup trop de la photo, ce que je regrette.
Phillips ne cache pas qu’il a toujours travaillé d’après photo, se prenant souvent pour modèle. Il avait trouvé le bon équilibre depuis plusieurs années, comme on le voit sur les planches présentées ici, en les transposant dans un style qui reste celui d’une bande dessinée. Hélas, sur son prochain livre à paraître en France, la simplification du trait et l’importance de la couleur pour compenser font que l’on se croirait dans un roman-photo redessiné, un peu à la manière de Maleev. C’est dommage et je risque, pour ma part, de ne plus suivre cet auteur s’il continue dans cette voie.