Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« L’Écorce des choses » par Cécile Bidault
Déménager : découvrir une nouvelle maison, de nouveaux voisins, de nouveaux amis, est toujours un moment un peu angoissant. D’autant plus pour une jeune fille sourde des années 1970, à qui une loi absurde interdit d’apprendre la langue des signes. Mais la petite a du caractère, elle pourra s’affirmer en douceur face à des parents désarmés, dans cette bande dessinée muette d’une grande intelligence narrative et graphique.
Par un bel été des années 1970, une voiture rouge surchargée emprunte un chemin vicinal. Devant, les parents cherchent leur route. À l’arrière, une fille de neuf ans observe avec attention le paysage qui défile derrière les vitres ; les frondaisons d’une forêt épaisse, un chat apeuré qui se réfugie derrière un arbre. Ils arrivent enfin devant une belle maison dans une clairière. Ce n’est pas pour les vacances, mais bel et bien pour y résider que la petite famille s’installe à la campagne.
Chacun doit trouver ses marques dans ce nouveau lieu. Un grand arbre bouchant la vue de deux fenêtres — ce que ne supporte pas la maman —, la petite fille devra occuper seule la chambre à l’étage. Après trois pages avec de courts récitatifs, il n’y aura désormais plus de texte dans cet ouvrage ; ni en récitatif ni dans des phylactères, qui vont rester d’un blanc immaculé. De quoi plonger le lecteur dans l’esprit d’une enfant sourde et muette.
La fillette, dont nous ignorons le prénom, découvre petit à petit son nouvel univers : sa chambre aux ombres portées du grand arbre planté par son arrière-grand-père, la nature omniprésente autour de la demeure familiale et un petit voisin avec qui elle va vite sympathiser. Il lui offre des occasions d’explorer le monde autour de chez elle, notamment le salon d’une voisine, où elle chipe un manuel pour apprendre les signes de plongée.
Dans la maison, l’atmosphère n’est pas toujours au beau fixe. Les parents se disputent souvent, le père s’absente parfois. Tous les deux peinent à communiquer avec leur fille unique. Ils essayent de lui faire ressentir les vibrations des voyelles en lui posant sa main sur la gorge quand ils prononcent certains sons, mais ils sont démunis par l’interdiction de l’utilisation de la langue des signes qui a sévi en France jusqu’en 1976.
Tout en subtilité et en douceur, ce beau roman graphique n’impose pas de pesantes morales sur le sort réservé aux handicapés pendant longtemps ni ne substitue aux jeux de l’enfance une empathie forcée. Pas de compassion, donc, mais un récit subtil qui place le lecteur au niveau d’une enfant sourde, pleine de volonté et de courage pour se faire comprendre.
Pour sa première bande dessinée, Cécile Bidault impose son trait épuré dans des cases sans contour. De quoi se laisser bercer par le quotidien et les rêves de sa jeune héroïne. Elle ose parfois des séquences oniriques et métaphoriques comme lorsque la jeune sourde-muette se laisse emporter par les modulations d’un poste de radio ou lorsqu’elle se représente entourée de poissons tournant en rond, comme si elle vivait coupée du monde dans un aquarium circulaire.
Le récit se déroule sur un an, sur quatre saisons, le temps de vivre une aventure initiatique positive, profondément humaine, qui sensibilise avec finesse sur le handicap. Il est utilement complété par une bibliographie et de courts rappels historiques sur la langue des signes française depuis l’abbé de l’Épée en 1760, la langue des signes pour les bébés et l’utopie d’une communauté « signante » de sourds.
Une préface d’Élodie Hemery, directrice de l’institut national des jeunes sourds de Paris, introduit de manière élogieuse la bande dessinée : « Lorsque nous avons découvert l’ouvrage de Cécile Bidault, nous avons été séduits par la poésie et l’émotion qu’il dégage. […] Pour permettre aux esprits de s’ouvrir à la différence, pour mieux comprendre l’autre, il est essentiel de sensibiliser les enfants dès leur plus jeune âge au handicap. Ce livre y contribue comme une invitation à la tolérance, au respect des différences et à l’ouverture aux autres. » Nous partageons entièrement son avis.
Laurent LESSOUS (l@bd)
« L’Écorce des choses » par Cécile Bidault
Éditions Warum (20,00 €) – ISBN : 978-2-3653-5297-0