Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Prison Pit » par Johnny Ryan
Il existe encore des nouveautés qui vous enivrent d’oxygène, tellement elles sont improbables, vous obligeant à décaler un programme préétabli. Le cas de cet OVNI alternatif (on va même s’autoriser la qualification underground), publié chez la jeune maison d’édition Huber, fait partie de celles-ci : « Fssssss… »
Nous sommes dans un univers de science-fiction post-apocalyptique. Fuckface est un drôle de bonhomme au look un peu catcheur, qui a du faire ce qu’il ne fallait pas. Toujours est-il que deux espèces de gardiens technoïdes le forcent, à bord d’un étrange vaisseau en forme de lego, à sauter dans le vide, le long d’un long tuyau connecté avec le sol d’une planète inconnue.
Après s’être débarrassé au passage de l’un des deux gardiens, Fuckface s’écrase lamentablement, mais se relève. Celui-là en a, c’est sûr ! Le pauvre n’est néanmoins pas beau à voir et, malgré ses blessures mortelles, il va devoir combattre un de ses bourreaux, survivant lui aussi. Le vaisseau a disparu entre-temps, un trou dans le ciel se refermant derrière lui. Coincé ! À la suite d’un combat trash en sa faveur, il va faire connaissance avec la faune très particulière de cette planète prison : des humanoïdes tous plus monstrueux, improbables et débiles les uns que les autres, qui n’ont qu’une envie : se bouffer, Fuckface !Johnny Ryan n’est pas totalement un inconnu en France. Les plus perspicaces auront remarqué ses bandes dans les publications des éditions Humeur : dans la revue L’Horreur est humaine et, en 2009, dans le petit album « The Comic Book Holocaust ». Mais aussi quelques planches aux Requins marteaux (revue Franky n° 3). Ce natif de Boston (en 1970), lecteur enfant de Mad, des « Peanuts » et des comics Marvel, subit l’influence des cartoonistes américains et de l’humour douteux. De 1994 à 1998, il crée son fanzine Angry Youth Comix où il développe sur 11 mini comics son style barré, entre humour infantile, SF dérangée et trash assumé. Aidé par l’auteur Peter Bagge, il est rapidement publié chez Fantagraphics, éditeur qui assume la suite de ses mini comics, proposant même une intégrale en 2015. De son style pop cartoony bien underground naissent d’autres séries, qu’il publie dans divers journaux alternatifs tels : The Portland Mercury ou Vice, un magazine pour lequel il continue à travailler (1). En 2009 cependant, inspiré par des mangas comme « Dragonball » et « Akira », il signe la création de son personnage le plus connu : Cannibal Fuckface, qui est paumé sur une planète où l’occupation principale est le combat à mort. « Prison Pit » est alors publié chez Fantagraphics. Le sixième et dernier volume qui sortira en 2018 donnera à Huber éditions l’occasion de proposer le deuxième tome de ce début d’intégrale française.Que dire au sujet de cet OVNI ? Qu’il rappelle une certaine bande dessinée d’il y a trente ans et des auteurs comme Marti et son « Taxista », Alphamax et son « Peter Pank » (tous deux chez Artefact, en 1985), Liberatore et « Ranxerox » (chez Albin Michel, en 1981), Charles Burns lorsqu’il faisait de la vraie BD alternative et déglinguée, avant de se faire toiler en rendant hommage à Tintin et encadrer dans les plus grandes galeries d’art ? Si Johnny Ryan, loin de faire l’unanimité là -bas, est comparé outre-Atlantique à des auteurs comme Simon Hansellman, Joe Daly ou Benjamin Marra, comme un acteur majeur du renouveau de l’underground dans les comics, on se demande plutôt, à la lecture de ce récit SF jouissif, car très régressif, si l’on n’est pas en train de lire un vieux Métal hurlant, un Viper, ou un Zoulou du milieu des années quatre-vingt. Ce « n’importe quoi » narratif, ce style graphique noir et blanc jeté, dessiné à l’ancienne, c’est à dire : à l’encre, sur du papier, tellement à mille lieues des standards de la BD moderne en couleurs cartonnée, faite sur ordinateur, cela fait tellement plaisir, que l’on en vient à adorer Fuckface et son drôle de créateur.Alors, certes, il n’y a pas de grands sujets évoqués dans « Prison Pit ». Ce n’est pas non plus un roman graphique tel qu’on essaie de nous en vendre des tonnes aujourd’hui à grand renfort de sujets d’actualité ou de société. Cependant, ce premier tome, qui nous raconte quand même une histoire, possède son propre univers, développe sa propre logique tout comme un synopsis qui tient la route (on n’est pas dans du n’importe quoi arty). La suite et la fin nous diront si ce Fuckface a quelque chose de plus à raconter aux lecteurs que nous sommes aujourd’hui, qu’une simple histoire d’abandon et de survie en milieu hostile. On se doute un peu de la réponse d’ailleurs, parce que mine de rien, Johnny Ryan dissémine petit à petit dans son histoire des éléments étranges qui pourraient bien évoquer quelques sujets analysables finalement. Mais il est encore trop tôt pour le dire. Et puis, après tout, certains gardiens du temple ne demandent-ils pas à la bande dessinée de divertir le lecteur avant tout ? Mission réussie sur ce point-là  : on se surprend à rire tout seul devant ce petit album beau comme tout.On saluera, à ce sujet, l’excellent travail éditorial des toutes nouvelles éditions Huber, créées par trois amis souhaitant défricher l’univers inexploré du média, et impliqués chacun dans le monde du livre et de la bande dessinée : Sarah Vuillermoz, libraire à Bordeaux ; Julian Huber, basé sur Toulouse, travaillant chez Makassar, et Baptiste Neveux, de la librairie Bachi Bouzouk (Pau). Car tant le format de 15 x 19 cm, que la maquette légèrement cartonnée avec ses second, troisième et quatrième de couverture (au cul de lampe) dessinés, façon Cornélius (2), et son gaufrage à chaud, concourent à faire de « Prison Pit » un superbe objet que l’on a envie de chérir.
… N’est-ce pas le minimum pour un bouquin renfermant une « face de cul » ?
Franck GUIGUE
(1) Johnny Ryan publie régulièrement dans les journaux : Vice, MAD, LA Weekly, National Geographic Kids. Il vit aujourd’hui à Los Angeles avec sa femme et sa fille. « Prison Pitt » fait actuellement l’objet d’une adaptation animée disponible en DVD.
 (2) Sauf que l’effet dos toilé n’est qu’imprimé.
« Prison Pit » T1 par Johnny Ryan
Éditions Huber (24 €) — ISBN : 9 782 955 261 019