C’est devenu une tradition depuis quatre ans (1) : tous nos collaborateurs réguliers se donnent le mot, en fin d’année, pour une petite session de rattrapage ! Même s’il est assurément plus porté sur les classiques du 9e art et son patrimoine, BDzoom.com se veut quand même un site assez éclectique : pour preuve cette compilation de quelques albums de bandes dessinées que nous n’avions pas encore, pour diverses raisons, pu mettre en avant, lors de leurs sorties dans le courant de l’année 2024.
Lire la suite...« Duel » par Renaud Farace
Paru depuis la fin avril et adaptant une nouvelle de Joseph Conrad, « Duel » reprend l’incroyable – mais authentique ! – récit des hussards d’Hubert et Féraud. Ces deux lieutenants de cavalerie dans l’armée napoléonienne se retrouveront pendant une vingtaine d’année pour venger leur honneur, entre combats à l’épée et échanges verbaux assassins. Immortalisé par Ridley Scott dans « Les Duellistes » depuis 1977, le destin de ces implacables frères d’armes devenus ennemis est entré dans la légende historique…
Avec ses 192 pages au compteur, le solide one-shot de Renaud Farace fascine d’emblée par son traitement graphique en noir et blanc, qui ne sera pas sans évoquer les atmosphères d’Hugo Pratt ou de Comès. Né à Zagreb et lauréat du concours des Jeunes Talents du festival d’Angoulême avec sa « Querelle des Arbres » (2005), Farace aura longtemps œuvré pour les collectifs publiés éditions Petit à Petit (« The Beatles » en 2008, « Bob Marley » en 2009, « Contes grivois de Maupassant » et « Contes et légendes de la mythologie grecque » en 2010) avant de se lancer sur un album jeunesse complet en 2013 (« Détective Rollmops », sur un scénario d’Olivier Philipponneau). En adaptant librement Conrad (« Le Duel », 1908), l’auteur s’immerge d’abord dans la longue tradition du duel de point d’honneur, supposé être interdit en France depuis l’édit du 2 juin 1626. Alors dénoncée par Richelieu pour enrailler la surmortalité liée à cette pratique (parfois plus de 4 000 gentilshommes tués par an sous les règnes précédents d’Henri II et d’Henri IV !) et punie avec rigueur, la pratique du duel se poursuivit cependant… jusqu’au XXe siècle.
Face à une maréchaussée relativement impuissante, et parce qu’il était devenu une forme de revendication de l’indépendance aristocratique contre la monarchie absolue, le duel (à l’épée ou au pistolet, comme l’illustre par exemple le film « Barry Lyndon » de Kubrick en 1975) demeure au minimum dans la mémoire collective, tout en devenant en parallèle un genre romanesque à part entière (« Cinq-Mars » d’Alfred de Vigny en 1826 ; « Les Trois mousquetaires » par Dumas en 1844) : on songera ici à des duels aussi fameux que celui opposant Clémenceau et Déroulède le 22 décembre 1892. Par effet de mode, sous la pression sociale ou le prestige de l’uniforme, mais aussi parce que celui qui refusait le combat pouvait devenir un poltron moqué et infréquentable, beaucoup allèrent au devant de la mort par contrainte. Le théologien Pierre Nicole, dans ses « Essais de morale » (1671), écrira ainsi : « Combien de gens s’allaient battre en duel, en déplorant et en condamnant cette misérable coutume et se blâmant eux-mêmes de la suivre ! »
Par sa durée et par son symbolisme, l’affrontement entre d’Hubert et Féraud revêt un aspect exceptionnel. Bien que présentant des profils contrastés (à Strasbourg, Armand d’Hubert est d’origine noble ; Gascon au tempérament sanguin, Féraud est issu du peuple), les deux officiers évolueront sur le même mode : de moins en moins héroïques et de plus en plus pathétiques, l’un étant incapable de séduire l’aristocrate dont son avenir dépend et l’autre sombrant peu à peu dans l’alcoolisme. Unique raison d’être et de lutter (le seul temps de réconciliation surviendra en pleine retraite de Russie), les duels transforment la haine et l’incompréhension de ces deus êtres en une étrange et amère solitude : celle d’hommes semblant rechercher la mort pour se sentir vivants. Comme le suggère le visuel de couverture, le noir et blanc se teinte parfois de rouge : le sang, bien sûr, mais aussi le crépuscule d’une époque (ici le régime napoléonien) qui apparaîtra comme noyée ou dévorée par sa propre cruauté.
Nous l’avons dit, la légende rejoint la réalité ; la nouvelle initiale de Conrad s’inspire de deux officiers bien connus de la Grande Armée. François-Fournier Sarlovèze (originaire de Sarlat en Dordogne), ayant tué en duel un jeune strasbourgeois en 1794, devait être arrêté par Pierre Dupont de l’Étang : les deux hommes s’affronteront dès lors à une vingtaine d’autres occasions durant vingt ans, avec toutes les armes possibles. Élément encore plus incroyable, une charte scella un « accord » entre les deux hommes, les obligeant à s’affronter s’ils se trouvaient à trente lieues (environ 120 km) de distance l’un de l’autre. Aucune excuse autre que celles résultant des obligations militaires ne fut admise… Inscrit entre honneur et bêtise, bassesse et grandeur d’âme, « Duel » fait incontestablement mouche en devenant l’un des meilleurs ouvrages de ce premier semestre 2017.
Quelques questions complémentaires ont été posées à l’auteur :
Entre Conrad et Ridley Scott, où avez-vous redécouvert ce récit authentique ? Quelle part, d’ailleurs, entre véracité historique et légende romanesque ?
Renaud Farace (R.F.) : « C’est bel et bien la nouvelle de Joseph Conrad qui a été à l’origine du projet de la BD. D’ailleurs, je ne connaissais pas le film de Ridley Scott à l’époque de mon choix, hormis son affiche, qui trônait dans la salle d’armes où je faisais de l’escrime, il y a bien longtemps… Concernant la véracité historique, d’Hubert et Féraud sont des personnages réels, dont Conrad avait changé les noms. Leur duel sans fin a également eu lieu, comme en témoigne la charte qu’ils avaient tous deux signée et qui réglementait les conditions de leurs rencontres, (belle) idée non retenue dans la nouvelle, ni dans ma version en BD, car je souhaitais que leur haine reste viscérale pour exprimer au mieux l’idée de dualité. Ensuite, chacune des références historiques dans l’album s’inspire de faits réels, là encore, mais le plaisir de l’adaptation est justement de réinterpréter l’Histoire avec un grand H, pour donner vie à la légende romanesque… »
Peut-on lire dans ce duel symbolique celui de tout un siècle, tiraillé entre liberté émancipatrice et expression du pouvoir absolu ?
R.F. : « À mon sens, ce duel a plusieurs niveaux symboliques, dont celui que vous évoquez. Il me semble l’avoir tourné en une sorte de « lutte de classes », puisque les deux protagonistes sont issus de milieux bien différents. Mais chaque classe lutte avec ses propres paradoxes, comme le prouve la relation que Féraud entretient avec son père : on pourrait imaginer que le vieux maréchal-ferrant, issu du peuple, se réjouisse de la réussite militaire de son fils, mais il n’en est rien. Je l’imagine s’être indigné du départ de son rejeton pour la Grande Armée, rejoignant l’ogre corse qui condamnait à l’époque les pratiques religieuses, alors que lui-même devait être très pieu, comme beaucoup de paysans. Ce départ le privait également des bras de Féraud, qui lui auraient été bien utiles à la forge. À l’inverse, on pourrait croire d’Hubert, qui est issu de la vieille noblesse, peu enclin à se battre pour l’Empereur ; mais il est progressiste par bien des aspects, reconnaissant par exemple la valeur d’un homme à son courage, et non à son extraction. En réalité, Féraud et d’Hubert s’admirent l’un l’autre autant qu’ils se détestent, et craignent d’être une seule et même personne… »
Pour se glisser dans la peau de d’Hubert et Féraud et dessiner leurs gestuelles, vous êtes-vous entraîné à l’escrime… au moins devant la glace ?
R.F. : « Comme je l’ai dit plus haut, j’ai fait de l’escrime dans ma prime jeunesse… 6 ans au total, ce qui n’est pas rien, mais j’étais tellement mauvais en compétition que j’ai préféré arrêté… question d’ego… En plus de mes souvenirs, je n’ai effectivement pas échappé à l’exercice du mime devant miroir, et ait également fait poser mes proches pour saisir certains mouvements. Après, il faut se faire plaisir et tout exagérer pour rendre les combats encore plus dynamiques ! »
Napoléon demeure une ombre tutélaire : pourquoi ce choix ?
R.F. :« Je ne voulais absolument pas que Napoléon soit un personnage au même titre que les autres, déjà car j’aurais détesté le dessiner : il en existe tant et tant de représentations, qu’elles soient d’époque ou d’aujourd’hui, à travers la peinture, le cinéma et la bande dessinée, je ne voyais pas l’intérêt d’en ajouter une nouvelle… D’autant que dans ce récit, je l’imaginais comme une entité, presqu’un esprit qui hante et « fabrique » l’époque… »
On peine à croire que ces deux officiers aient pu survivre aussi longtemps, y compris une fois terminée l’ère napoléonienne, sous la Terreur blanche : quel était leur secret ?
R.F. : « Je me suis rendu compte, à travers mes recherches, qu’il n’était pas rare que les officiers et les politiques traversent les régimes, malgré leurs dissensions avec tel ou tel monarque ou président du Conseil. C’est ce que j’ai voulu exprimer dans la scène avec Fouché qui, tout comme Talleyrand, était passé maître dans la survie. Il en allait de même, donc, avec les hauts officiers, dont on ne pouvait pas se débarrasser comme cela, sur un coup de tête. Et puis, il s’agit quand même des deux « titans » de la Grande Armée… »
Quels furent les choix effectués autour du visuel de couverture ?
R.F. : « Dans un premier temps, nous avions retenu avec mon éditeur le visuel de couverture de mon dossier de projet, (des ombres chinoises à imprimer sur une toile rouge). Il s’agit d’un dessin original réalisé directement sur un prototype de l’album. C’était une couverture que nous aimions beaucoup, mais nous regrettions qu’elle ne donne aucune indication sur l’époque, elle semblait un peu trop mystérieuse… Néjib, le directeur artistique de Casterman, a également suggéré de réintroduire le « blanc » figurant dans l’album. À partir de cases de l’album, j’ai composé deux autres visuels. Puis Néjib (encore lui!) a proposé un nouvel arrangement, laissant une belle part au blanc : j’appréciais le mystère qui s’en dégageait, notamment par la quasi-absence des personnages principaux, mais nous avons finalement décidé de les montrer dans toute leur différence, ce qui donna le visuel que vous connaissez… »
Vos futurs projets ?
R.F. : « Je m’intéresse à un autre empire, beaucoup plus proche de nous : l’empire colonial. Je souhaite ancrer un récit d’aventures dans l’entre deux guerres, au cœur de l’Indochine et de l’Asie du sud-est, que traverseront un enfant vietnamien doté d’un étrange pouvoir et un ancien bagnard corse très peu fréquentable… »
Philippe TOMBLAINE
« Duel » par Renaud Farace
Éditions Casterman (22,00 €) – ISBN : 978-2203097308