Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...« Le Club des prédateurs T2 : The Party » par Steven Dupré et Valérie Mangin
Seconde partie d’un diptyque débuté en février 2016, « The Party » vient refermer dans la noirceur un sinistre drame londonien. Car, dans les bas-fonds de la ville, il semblerait bien que certains enfants soient kidnappés pour servir de dîner aux gentlemen composant le très select « Club des Prédateurs ». Liz, issue d’un milieu aisé, et Jack le ramoneur vont prendre tous les risques pour essayer de sauver leurs amis des griffes de leurs tortionnaires. Ambiance victorienne oblige, les auteurs se délectent en multipliant les références dans ce jeu macabre de haute volée… On aura le bon goût de ne pas faire la fine bouche !
Revenons aux fondamentaux en débutant cet article par une analyse méthodique des deux visuels principaux, en se glissant dans la peau d’un lecteur ignorant tout de la trame principale. Le titre « Le Club des Prédateurs » laissera tout d’abord entrevoir l’existence d’une étrange association réunie autour d’un intérêt commun : on doutera qu’il s’agisse de simple taxidermie ou d’une passion (dévorante…) pour les animaux situés au sommet de la chaîne alimentaire. A l’inverse, l’on comprendra que les membres ainsi regroupés soient issus de la haute société capitaliste, volontiers dévoratrice des classes inférieures et de la main-d’œuvre ouvrière. Grâce au visuel du tome 1 (« The Bogeyman ») – et notamment par l’entremise des costumes et décors – nous confirmerons une intrigue située dans l’Angleterre du XIXe siècle, dans la mesure où les Gentlemen’s Clubs, emblématiques d’un certain art de vivre à l’anglaise, apparaissent souvent dans la littérature romanesque qui lui est associée : citons le cadre introductif de « La Machine à explorer le temps » (H.G. Wells, 1895), celui du « Tour du Monde en 80 jours » (Jules Verne, 1872). N’oublions pas Mycroft Holmes et le Diogène Club dans la série « Sherlock Holmes » (A. Conan Doyle introduit le frère du détective en 1893, dans « L’Interprète grec »), ni le Centaur Club couramment fréquenté par Blake et Mortimer. Or, à contrario de l’ambiance chaleureuse attendue d’un tel lieu de convivialité (fumoir, bibliothèque, cheminée et fauteuils cossus), voici l’angoisse venir submerger le lecteur. Constatons effectivement que l’image d’un adulte revêtant un masque en loup et donnant la main à une adolescente demeure foncièrement dérangeante : que l’on y « lise » un geste pédophile (l’enfant va-t-elle être entraînée de force vers le haut de l’escalier ?) ou un acte plus psychologique, digne de l’endoctrinement au service du mal, rien n’est fait pour nous rassurer dans cette nouvelle version altérée de « La Belle et la Bête » ou du « Petit Chaperon rouge ».
Sur le visuel du tome 1, la morbidité était suggérée par les verticales des piliers, les bustes froids aux regards vides, l’ombre installée au sommet de la volée de marches, la situation isolée du couple central et le regard diabolique du « prédateur ». Pour le tome 2 (« The Party »), les auteurs renversent avec effroi les attentes du lecteur : installée sur un lit au milieu de couleurs chaudes, l’adolescente est devenue la prédatrice ! Un homme (mais est-ce le même que celui du tome 1 ?) git aux pieds du lit à baldaquin dans une atmosphère sanguinolente : la vision volonté vampirique connote de nouveau la sexualité (les personnages sont cependant habillés et les draps non défaits) et l’emprise d’un être sur un autre. A l’avant-plan gauche, une bougie se consume, tel un fragile souffle de vie. Le titre « The Party », nouvel indicateur du cadre anglo-saxon, suggérera la réception, le banquet ou la soirée festive, source potentielle de plaisirs dangereux, aussi artificiels qu’éphémères.
Disons un mot sur le croque-mitaine évoqué par le titre « The Bogeyman » : ce « mangeur de doigts » nocturne et commun à tous les pays se situe à la lisière entre fiction (le monstre) et réalité (le loup, le chien sauvage ou l’ours). On pourra le rattacher tant au phénomène complexe de la lycanthropie qu’à la crainte intemporelle du cannibalisme, endiguée par des faits divers bien réels. Exemple connu : en 1387, à Paris (rue des Marmousets), un barbier et un pâtissier tuent leurs clients pour en faire la matière première de succulents pâtés en croûte. Le folklore anglais reprendra l’affaire en 1846 avec « Sweeney Todd » (voir le film réalisé par Tim Burton en 2007). Citons enfin deux autres références : ce « Club des Cannibales » auto-désigné, réunissant à la fin du XIXe dans la Société d’anthropologie des aristocrates volontiers esclavagistes et racistes, ne cherchant que le profit économique. Jonathan Swift et sa « Modeste proposition » (1729), pamphlet ironique où l’auteur trouve LA solution permettant de réduire la misère et la surpopulation qui touchent alors l’Irlande : se servir des nourrissons comme source d’alimentation ! Un humour noir pour dénoncer une situation choquante : gageons que le travail des enfants cruellement illustré dans « Le Club des Prédateurs » fera tout autant grincer des dents. Dans les lignes suivantes, nous revenons en compagnie de Valérie Mangin sur l’ensemble de ces références.
Londres période victorienne, travail des enfants… et anthropophagie : à partir de quelles références (Dickens, Swift, Sweeney Todd ou Jack l’Eventreur) imagine-t-on ce genre de thriller ?
Valérie Mangin (V. M.) : « Le « Club » est le résultat de pas mal d’influences. La première est celle de l’histoire de la révolution industrielle anglaise. Le cliché veut qu’elle a dévoré ses enfants au sens où le miracle économique n’a été possible qu’en sacrifiant les groupes sociaux les plus faibles : les ouvriers, les plus jeunes… J’ai voulu exploiter ce cliché au sens propre pour en montrer toute l’horreur. Bien sûr, je me place aussi dans une tradition littéraire. On ne peut pas penser un récit avec un héros enfant dans le Londres du XIXè siècle sans penser à Dickens, ni faire une histoire de cannibalisme en oubliant l’« Humble proposition » de Swift. Mais j’ai aussi été influencée par tous ces contes de fée qui montrent des enfants aux prises avec des ogres qui veulent les manger. L’enfant doit vaincre les monstres pour devenir adulte mais, parfois, les monstres sont trop forts pour lui, comme mon Bogeyman. »
Que dire du fameux Bogeyman, cet autre « loup-garou de Londres » ?
V. M. : « Le Bogeyman est l’équivalent de notre Croquemitaine. Tous les enfants de Londres le connaissent. Leurs parents leur ont dit qu’il viendrait leur manger les doigts s’ils n’étaient pas sages. Alors quand ces mêmes enfants sont confrontés à un cannibale bien réel, ils font le rapprochement. Ce ne peut être que le monstre des contes. Et, bien sûr, personne ne les croit. Tout le monde sait bien que le Bogeyman, ça n’existe pas. »
Londres et le roman gothique sont assez étroitement liés : cette ville s’imposait-elle lors de l’écriture du scénario ?
V. M. : « Oui, l’Angleterre est le berceau de la littérature gothique. Je lui devais bien cet hommage. Et puis, c’est aussi le pays dans lequel la révolution industrielle a été la plus dure et les conditions de travail les plus mortifères. À 9 ans, les enfants y travaillent déjà 9 heures par jours avec seulement 1 heure de pause pour le déjeuner. Les grandes luttes qui déboucheront sur le droit du travail et la protection sociale n’ont pas encore eu lieu. Karl Marx, qui est à Londres à ce moment-là, publiera d’ailleurs « Le Capital » deux ans plus tard. »
La thématique inégalitaire britannique est au cœur du récit, que ce soit entre Liz la bourgeoise et Jack le ramoneur, entre haute société et classe ouvrière ou, plus largement, entre puissants adultes et enfants misérables : ce monde à double vitesse, identique à celui des romans de Zola, est-il la seule conséquence de la Révolution industrielle ?
V. M. : « Non, évidemment. À terme la révolution industrielle nous a permis d’entrer dans la société d’abondance que nous connaissons actuellement en Occident. Elle a permis de moderniser tout un continent en très peu de temps. Elle a eu de nombreux aspects positifs. Mais je ne voudrais pas qu’on oublie quel a été le prix à payer par les classes populaires pour tout ça. »
Comment s’est effectué le choix de Steven Dupré ?
V. M. :« Il m’a été présenté par Reynold Leclercq alors notre éditeur chez Casterman. Il cherchait une histoire en rupture avec « Kaamelot » pour se changer les idées et j’ai écrit le « Club » spécialement pour lui. »
La couverture du tome 1 est à la fois « sobre » et redoutablement inquiétante : quelles furent les discussions avant ce choix définitif ? Quid de celle du tome 2 ?
V. M. : « Les idées de couverture nous sont venues assez vite. Celle du tome 1, la petite fille et le grand méchant loup dans l’entrée du Club, nous a paru bien résumer l’album et, en même temps, être porteuse d’une inquiétante étrangeté. Tout paraît normal jusqu’à ce qu’on voit le masque de loup, alors on commence à avoir peur pour l’héroïne. Mais elle, elle n’a pas l’air inquiète… C’est presque encore pire. Enfin j’espère. La couverture du tome 2 est venue assez vite aussi. Nous voulions une montée vers le rouge et le sang correspondant au dénouement de l’histoire, tout en gardant un aspect un peu bizarre. Là, c’est la petite fille, la victime potentielle, qui domine un homme qui gît dans son sang. C’est aussi elle qui a du sang sur la bouche. Tout semble renversé par rapport au tome 1. Ce serait elle, l’innocente, le vrai prédateur finalement ? »
Quels futurs projets ?
V. M. : « Steven et moi n’avons pas de nouveau projet commun pour l’instant. De mon côté, je compte bien continuer « Alix senator » dont je prépare les tomes 7 à 9. Le 6, « La Montagne des morts », va sortir en septembre prochain. Je travaille aussi sur plusieurs projets de SF dont un en co-scénario avec Denis Bajram, avec Thibaud de Rochebrune au dessin, pour Aire libre. Et je reviens aussi aux contes de fée avec un roman graphique autour des princesses dessiné par François Amoretti, chez Glénat. »
Merci à vous !
Philippe TOMBLAINE
« Le Club des prédateurs T1 : The Bogeyman » par Steven Dupré et Valérie Mangin
Éditions Casterman (13,95 €) – ISBN : 978-2-203-08809-2
« Le Club des prédateurs T2 : The Party » par Steven Dupré et Valérie Mangin
Éditions Casterman (13,95 €) – ISBN : 978-2-203-13238-2