Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Dans l’ombre de la peur » par Josh Neufeld et Michael Keller
Vous qui êtes en train de lire ces lignes, chers internautes, je pense que vous avez bien conscience que nous ne sommes pas seuls, là , maintenant et ici même, vous et moi. En nous connectant à BDzoom.com (moi pour écrire et vous pour lire), nous avons tissé un fil dans les ramifications de nos habitudes sur la Toile, tous nos déplacement numériques étant autant de traces que des entreprises privées et autres grands groupes collectent pour s’en servir à des fins commerciales. Mais tout ceci n’est pas une finalité dans le processus : ce n’en est même que le début, et la suite pourrait bien atteindre dangereusement le respect de nos vies privées mais aussi de notre environnement socio-économique. Voilà bien ce que nous décrivent Keller et Neufeld dans cet ouvrage aussi concis qu’efficace et… nécessaire !
Chroniquer cet album me pousse à féliciter à nouveau les éditions Çà & là pour leur rigueur passionnée et l’intelligence de leur ligne éditoriale, témoignant d’une éthique impeccable. Je pense notamment à un album comme le « Freedom Hospital » d’Hamid Sulaiman (racontant les débuts de la guerre en Syrie) et à leurs bandes dessinées documentaires qui nous proposent un travail de vulgarisation exemplaire quant à des sujets ô combien importants. Je pense bien sûr aussi aux ouvrages du brillantissime Darryl Cunningham que publient en France ces éditions, nous rendant bien plus intelligents (sa BD sur les dangers du néolibéralisme est remarquable, cliquez sur ce lien pour lire l’article que je lui avais consacrée en 2015 : http://bdzoom.com/?p=80360) ! « Dans l’ombre de la peur » s’inscrit très logiquement dans la cette lignée de ces « bandes dessinées pédagogiques et engagées », nous permettant de bien mieux appréhender ce nouveau problème de la préservation de nos vies privées à l’heure où nos données personnelles deviennent des marchandises via le Net. Et l’heure tourne, et apparemment il y aurait urgence à réagir…
Le dessinateur Josh Neufeld n’en est pas à sa première bande dessinée documentaire, puisqu’en 2014 Çà & là avaient déjà publié « La Machine à influencer » (avec Brooke Gladstone au scénario) qui disséquait nos relations à l’information à travers une histoire des médias et de ses ramifications complexes avec le pouvoir, ainsi que l’évolution des pratiques journalistiques. Cette fois-ci, avec le journaliste Michael Keller, il participe à un véritable petit manifeste pour la défense de nos droits numériques ; « petit », car l’ouvrage est volontairement concis, une cinquantaine de pages seulement, mais « grand » par l’étendue de la réflexion qu’il nous propose de développer nous-mêmes. Sous-titré « Le Big Data et nous », il nous présente de manière factuelle mais non dénuée de critique quelle est l’origine du problème, où nous en sommes aujourd’hui, et ce qui risque de se passer si les choses continuent d’évoluer ainsi ; à avoir un monde qui peut faire froid dans le dos, digne des romans de SF dystopiques les plus glaçants : une humanité qui aurait cédé toutes ses libertés individuelles pour avoir accès à la consommation et dont chaque comportement serait enregistré et utilisé à des fins économiques et sociales, nous transformant in fine en marchandises. Toute l’importance de cet ouvrage réside dans cette prise de conscience à avoir dès maintenant, car les conséquences de ce que nous abordons pour l’instant comme une atteinte plus ou moins gênante pour notre vie privée pourraient bien s’avérer totalitaires au bout du compte. Eh oui. C’est tout sauf un petit problème ! Et malgré un ton qui évite le catastrophisme et la peur (au contraire, nous sommes dans la transmission et la bienveillance), le discours de Michael Keller est sans ambiguïté : de manière ferme, claire et précise, il nous prévient du monstre à venir. On ne pourra pas dire qu’on n’était pas prévenus…
La scène inaugurale de l’album revient à cette réunion de 2004 passée assez inaperçue à l’époque mais dont les conséquences sont aujourd’hui considérables. La sénatrice Liz Figueroa y rencontra les cofondateurs de Google, avec Al Gore en médiateur. Mais ce fut un échec, la sénatrice n’ayant pas pu interdire à Gmail d’utiliser les données personnelles de ses utilisateurs à des fins commerciales. Comme elle le dit, Google a une définition du respect de la vie privée bien différente de la sienne… Aujourd’hui, nous en sommes à cette surveillance-traçabilité-utilisation de nos données, mais Keller va plus loin en nous donnant quelques exemples concrets d’un possible basculement dans la connexion totale et constante des êtres qui permettrait de spéculer financièrement sur la vie de chacun. Un danger notoire à la Big Brother, assez effrayant. Ainsi, l’auteur tente de nous faire comprendre combien notre propre attitude quant à ce que l’on concède ou non, à ce que l’on maintient ou non de notre dignité, de notre intimité, de notre être profond, est un enjeu fondamental dans ce problème. Il nous met en garde et nous réitère combien il est précieux de préserver son intégrité dans un monde prêt à tout – ou presque – pour nous influencer dans notre comportement quotidien.
Car l’autre facette primordiale de ce problème est une conséquence active de l’évolution numérique dans notre quotidien, notamment au sein des réseaux sociaux où beaucoup étalent leur vie. C’est la « théorie du dévoilement » : le fait de préserver son intimité et de ne pas participer à un événement numérique dit « fédérateur » entraînerait une suspicion de la part de tous ceux qui partagent tout ainsi que des diverses surveillances en place. Sur ce point précis, l’alerte lancée par Michael Keller en appelle à notre éthique et à notre responsabilité individuelle, au nom de tous, afin de revenir à des relations raisonnables car raisonnées. S’appuyant sur des entretiens avec des chercheurs, des universitaires et des utilisateurs d’Internet, le duo nous offre un terreau de réflexion que nous nous devons de prendre en compte. On aurait pu souhaiter que cet album creuse encore plus son sujet sur la longueur, mais finalement ce format court est une réussite, synthétisant la chose avec brio et ayant l’immense vertu de présenter exactement les questions que nous devons tous nous poser. Bravo !
Cecil McKINLEY
« Dans l’ombre de la peur » par Josh Neufeld et Michael Keller
Éditions Çà & là (14,50€) – ISBN : 978-2-36990-235-5