Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Henriquet : l’Homme-reine » par Richard Guérineau
Henri III, dernier des Valois, fut un roi chahuté par les troubles politiques et religieux jusqu’à sa fin tragique en août 1589. Un roi ? Non : une reine ! Voilà du moins l’image ironique qu’en a laissée l’Histoire, entre haine et fascination pour ce monarque à l’étrange personnalité, hésitant entre politique inflexible et attrait homosexuel pour ses « mignons ». Faisant suite à son retentissant portrait de « Charly 9 » (adapté de Jean Teulé ; paru en novembre 2013), Richard Guérineau s’empare de ce sujet vénéneux dans un one-shot dantesque de 192 pages, truffé de références, de sang, de bons mots et d’ironie. Une mine pour qui s’intéresse à cette période fascinante où vouloir gouverner la France était déjà (sic) mission impossible…
La collection Mirages, dans laquelle s’inscrit cette nouveauté, offre, selon le site de l’éditeur Delcourt, « des personnages [ayant] la substance des véritables personnes. Cheminer en leur compagnie, c’est parcourir un trajet où découvertes et émotions nous attendent à chaque page, et où surgit ce qu’il y a de plus précieux dans une lecture : l’inattendu ». Avec « Henriquet », ce challenge est allégrement franchi à chaque planche, tant la période décrite est riche en protagonistes, rebondissements et anecdotes célèbres ou ignorées. Pour tenter de ne pas perdre ses lecteurs, Guérineau a privilégié des textes relativement denses et respecté le fil de la chronologie. L’album, divisé en trois parties de 70 à 50 pages (« Frères ennemis », « Petites querelles entre mignons » et « L’Ultime couronne »), narre ainsi l’arrivée au pouvoir d’Henri III et sa guerre contre le parti des « Malcontents » sous la houlette de sa mère Catherine de Médicis (1574 à septembre 1577), l’accalmie néanmoins salie par les turpitudes de la cour, ses rivalités fatales et ses frasques sexuelles (1577 – 1585) et, enfin, la reprise des guerres religieuses entre Huguenots et Ligue catholique, sur fond de complots et d’émeute parisienne dans un délire fanatique (1585 – 1589).
Au milieu de ce vaste ensemble relativement complexe, le lecteur suivra avec intérêt le destin des protagonistes les plus notables. D’abord la sombre Catherine de Médicis qui, suite à la Saint-Barthélemy (août 1572 ; voir « Charly 9 »), est aussi susceptible de se servir du poison et du poignard que d’user de son influence pour préserver la paix du royaume. Ensuite le frère rebelle François de France (dit « Hercule »), duc d’Alençon et perpétuel meneur des Malcontents : en 1576, il réussira à obtenir la « Paix de Monsieur », un édit permettant la liberté de culte pour les réformés. Citons encore le duc de Guise, puissant chef de la Ligue (1584) qui ambitionnait de gouverner la France. Devenu le maître de Paris après la journée des Barricades (12 mai 1588), il sera assassiné sur l’ordre d’Henri III lors des états généraux de Blois, le 23 décembre de la même année. Enfin, c’est évidemment Henri de Navarre (futur Henri IV), protestant marié à la sœur du roi (la fameuse reine Margot, dont Dumas ou Michelet entérineront le mythe d’une femme lubrique née dans une famille maudite), vainqueur à Coutras en 1587 mais qui saura se rallier aux troupes royales en avril 1589, quelques mois à peine avant l’assassinat d’Henri III par le moine Jacques Clément.
Ce cours d’Histoire permettra de mieux saisir les excentricités qui émaillent le règne du dernier des Valois, auquel l’auteur confie le titre savoureux d’« Henriquet », mixte entre Henri et l’apparition du bilboquet, auquel le roi aimait beaucoup jouer durant ses promenades. En couverture, Guérineau illustre son noble sujet de manière saisissante, littéralement à contre-emploi des attentes habituelles liées à la monstration classique des peintures des XVI et XVIIe siècles. Écartant – tel que le fit réellement Henri III après 1580 – la représentation officielle en manteau royal ou en armure, l’image artistique du roi se radicalise (il porte ici une robe, des collants et nÅ“uds roses, sans compter les escarpins et bijoux). Sont alors à la mode (italienne) la fraise aux godrons hauts et réguliers, les pourpoints et manteaux brodés, les perles et chaînes d’or ou les toquets à plume, portés de biais sur la tête. Henri III amplifiera volontiers ces contrastes esthétiques entre son pourpoint noir et les bijoux orfévrés, le port d’une très large fraise ou celui d’une abondante chevelure frisée. À l’inverse de la distinction raffinée et de l’autorité naturelle d’Henri III (détails rapportés par nombre de commentateurs de l’époque, y compris parmi ses opposants), le visuel de couverture donne l’image d’un roi décadent, seulement préoccupé par ses animaux de compagnie et la frivolité. La fonction royale (déterminée par le trône et le drapé fleurdelisé) disparaît au final derrière le portrait de cet « homme-reine » au physique non dénué d’ambigüité : le visage est-il celui d’un homme mur ou d’un être prématurément vieilli (la mort l’atteint quand il n’a que 38 ans), en souffrance (de nature nerveuse, il souffrait de fistules et de problèmes gastriques) ? Seul, « singeant » le monde politique et ses mimiques, celui dont les pamphlets affirmaient « qu’il ne fust masle ny femelle et ne fust bien en cervelle », ne fut-il pas – selon le mot du chroniqueur Pierre de L’Estoile en 1589 – un « bon prince, s’il eût rencontré un meilleur siècle ». Ambivalent et complexe, « Henriquet » dévoilé par Guérineau est à l’image erronée de ses « mignons », éphèbes enrubannés et parfumés qui étaient surtout de redoutables spadassins et de fins politiques, d’une indéfectible fidélité envers celui qui les représentait.
Selon Richard Guérineau, concernant la genèse du projet : « l’envie de faire une « suite » à « Charly 9 » est née de la sensation de ne pas avoir fait le tour de ces personnages et de cette période historique. Je voulais continuer à explorer les frasques de cette famille haute en couleurs que sont les derniers Valois. La documentation accumulée sur« Charly »m’a naturellement amené à prolonger l’aventure, le personnage d’Henri III étant plus complexe et presque plus intéressant dans ses ambiguïtés que son frère. Également l’envie de raconter la vie d’un puissant vue « de l’intérieur », relater la complexité de gouverner, l’impuissance du pouvoir politique face à des factions rivales, etc… J’envisage même d’en faire une trilogie sur les rois de France.
Pour la couverture, l’idée était de garder une certaine cohérence avec « Charly 9 » : composition similaire, absence de décor, roi assis sur son trône. A la différence qu’ici, l’accent n’est pas mis sur l’aspect macabre et sanglant, mais au contraire sur le côté féminin, excentrique et presque ridicule de ce roi. »
Si Guérineau ne racontera à priori pas l’histoire d’Henri IV, il a déjà avoué vouloir s’intéresser à un autre monarque plus ancien (parions sur Charles VI ou Louis XI !). Outre l’ultime opus du « Chant des Stryges » (fin 2017), on attendra surtout vivement qu’il réalise des planches parodiques aussi savoureuses que celles qui émaillent cet « Henriquet », en référence à « L’Histoire de France en bande dessinée » façon Larousse, à Dik Browne (« Hägar Dünor ») ou à Peyo (« Johan et Pirlouit »)…
Philippe TOMBLAINE
« Henriquet : L’Homme-reine » par Richard Guérineau
Éditions Delcourt (22,95 €) – ISBN : 978-2-7560-7082-7