Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« L’Amour est une haine comme les autres » par Lionel Marty et Stéphane Louis
Vers la fin des années 1920 en Louisiane, Abe le « Noir » et Will le « Blanc » sont devenus amis pour la vie, en dépit d’un monde sudiste en proie au racisme le plus acerbe. Vingt ans plus tard, les deux compères auront désormais à faire face à d’autres épreuves, dont les exactions du Ku Kux Klan et l’amour de Will pour Lady Gwendoline, elle-même héritière de la haine… Installé dans un contexte historique et culturel pour ainsi dire toujours d’actualité, ce nouveau one-shot du label Grand Angle frappe fort et pousse indéniablement à la réflexion sur la question de l’intolérance au quotidien.
Création conjointe du scénariste Stéphane Louis (lequel est également connu en tant que dessinateur sur « Tessa agent intergalactique » depuis 2004 ; voir plus récemment « Martin Bonheur » chez Bamboo Grand Angle, en 2015) et du dessinateur Lionel Marty (« Le Rêve de Jérusalem » chez Dupuis [2007 à 2010] et « Le Mausolée d’Halicarnasse » chez Delcourt en 2015), « L’Amour est une haine comme les autres » marque leur première incursion dans le strict registre historique américain du XXe siècle. Le lecteur de bande dessinée aura sans doute moins vu exploitée en album qu’au cinéma la thématique des droits civiques, malgré un regain de titres depuis quelques mois : univers Dixie, eaux du Mississippi et des bayous, ambiances blues-jazz, violences et racismes, KKK et luttes pour les droits civiques auront ainsi émaillés « Love in Vain » (Glénat 2014), « Wake up América » (Rue de Sèvres, 2014), « Plus fort que la haine » (Glénat 2014), « Emmett Till » (Sarbacane 2015) ou « Old Pa Anderson » (Le Lombard 2016). Avec leur propre récit, Stéphane Louis et Lionel Marty inaugurent également dans la collection Grand Angle une nouvelle entrée qui sera pérennisée dès le mois de mai par « Les Maîtres de White Plain » (scénario d’Édouard Chevais-Deighton et dessin d’Antoine Giner-Belmonte), évoquant plus directement les chaînes impitoyables de l’esclavage dans les années 1840 – 1850.
En couverture, « L’Amour est une haine comme les autres » opte pour un paysage serein et rassurant : sous un soleil doublement chaleureux, deux adolescents discutent et s’amusent au bord de l’eau, à l’ombre d’un grand arbre. Seules les tenues dignes de Tom Sawyer (pantalon à bretelle et chemise en coton, l’absence de tout objet moderne, la quasi-monochromie au parfum d’antan et le rapprochement fait entre les deux jeunes personnages (un blanc et un noir) viendront assurément préciser la période et les lieux de ce récit d’apprentissage. A la lecture du titre et de l’entremêlement typographique entre les mots « amour » et « haine », on devinera aisément que le parcours des protagonistes sera truffé de difficultés, sous l’épée de Damoclès des interdits : seuls, unis seulement par leur amitié d’enfance, il faudra donc qu’ils se débrouillent par eux-mêmes dans un monde perpétuellement hostile (l’eau – noirâtre ou boueuse, l’arbre – penché, et le ciel, écrasant de chaleur et potentiellement orageux, l’étant tout autant…) et propice aux tensions de tous ordres. Un visuel accrocheur et déjà poignant, qui maintient aussi le mystère et le suspense autour de l’exact contenu de cette belle et forte aventure…
Revenant pour cet article sur la conception de cet album et du visuel de couverture, Lionel Marty précise : « Quand [le scénariste] Stéphane Louis m’a contacté et m’a proposé si généreusement son beau récit, nous n’avions jamais travaillé ensemble, et il m’a donné des pistes visuelles fortes, des références romanesques aussi -Steinbeck en tête – permettant d’établir ce qu’il souhaitait comme ambiance. Pour moi, le vieux Sud (et la Louisiane en particulier) est attachée à mes lectures de James Lee Burke [auteur US né en 1936, dont le roman « Dans la brume électrique avec les morts confédérés » a été adapté à l’écran en 2009 par Bertrand Tavernier] et à ses descriptions somptueuses, poétiques et crues de ces terres. Je pense que tout ça s’est mêlé pour créer l’identité visuelle de cet album. La couverture est venue finalement assez vite : Stéphane a proposé quelques recherches, moi aussi, et une de celles que j’ai proposée a accroché tout le monde : on y voyait quasiment la scène de couverture crayonnée. Ensuite, j’ai d’abord pensé à une ambiance verte, mais Hervé Richez [directeur éditorial] a du faire du théâtre, parce qu’il a eu peur que ça nous porte la poisse ! Il avait bien sûr raison, et la proposition sépia/jaune de la coloriste Véra Daviet, en évoquant une atmosphère de souvenir d’une journée d’été, raccrochait parfaitement à la temporalité du récit. »
De son côté, Stéphane Louis témoigne : « Cette histoire est née de mon envie de traiter du racisme, mais sans l’aborder frontalement. J’avais envie de voir évoluer des personnages au milieu d’un monde où le racisme est omniprésent, même lorsqu’il ne se montre pas. L’Amérique sudiste s’est vite imposée. De là , l’histoire d’une amitié entre deux enfants a découlé naturellement. Mes souvenirs de romans américains, d’un Sud poisseux, raciste et sombre, ont nourri cette histoire… mais Tom Sawyer et Huckleberry Finn aussi. D’ailleurs, une de mes recherches de couverture (celle ou les deux enfants courent vers le lac) est imprégnée de cela. J’ai tenu à ce qu’on ne voit jamais le KKK, mais qu’il soit là comme un couperet. Mais j’ai aussi voulu que cette amitié vive les mêmes drames en parallèle ; que l’on voit qu’in fine, le racisme est partout, quelle que soit la couleur. Je voulais conclure sur une note d’espoir, mêlée à de la vigilance, mais l’actualité m’a rattrapé. L’album bouclé, j’ai vu le KKK défiler dans les rues de l’Amérique de Trump… Il y a du boulot ! Pour la couverture, Lionel a tout dit, et je le félicite pour le travail effectué dans cet album, avec Véra aux couleurs, qui dépeint à merveille la Louisiane que j’avais en tête. »
Philippe TOMBLAINE
« L’Amour est une haine comme les autres » par Lionel Marty et Stéphane Louis
Éditions Bamboo-Grand Angle (16,90 €) – ISBN : 978-2-81894-086-0