Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Le Retour » par Bruno Duhamel
Retourner longtemps après sur des lieux qu’on a adorés, parce qu’on y a vécu ou seulement séjourné, n’est pas la meilleure chose à faire : tout a changé et jamais en bien. C’est ce qui arrive à l’artiste Cristobal qui revient sur son île canarienne natale et qui va jouer de son art pour lui faire retrouver le chemin du bon progrès, du moins l’espère-t-il… Mais vouloir guider le destin d’un territoire, n’est-ce pas risquer d’en devenir le maître absolu à des fins égoïstes ?
C’est à cette interrogation que se livre Bruno Duhamel dans « Le Retour » : un album astucieux, passionnant et intelligent. Au fil d’une enquête policière, pour tenter de comprendre la mort de Cristobal (assassinat ? accident ?), Claudio retrace l’histoire de la victime. Petit, le jeune Cristobal est un amoureux des paysages de son île. Il en observe obstinément le cratère qui domine la maison de ses parents et commence à dessiner pour oublier aussi un père très autoritaire. Il devient, aux États-Unis, un peintre adulé et finit par revenir sur ses terres 20 ans plus tard, décidé à en révéler la beauté et à « fusionner » avec elle. Mais l’île ne l’a pas attendu pour changer et se tourner vers le tourisme : des immeubles et hôtels sont en construction sur la côte. Cristobal est en rage et décide de contre-attaquer.
C’est ce combat contre le progrès qui va l’animer désormais. Il s’implique, propose des projets alternatifs basés sur une utilisation des constructions et des matériaux traditionnels. Ses amis fortunés de l’art contemporain viennent le soutenir. Tout marche comme il le souhaite, mais le succès pervertit l’art quelquefois : d’autant que Cristobal multiplie les réalisations et engrange du même coup une petite fortune. Il devient en quelque sorte le seigneur de ces terres avec ces dérives… et un tas d’ennemis !
Bruno Duhamel s’est inspiré de l’artiste César Manrique dont il a découvert l’œuvre sur l’île de Lanzarote, mais il s’est écarté ce cette expérience où l’artiste s’érige en maître à penser et en censeur pour créer de toutes pièces un personnage illustrant les risques d’un « hédonisme élitiste ». Son héros se fait le chantre de l’authenticité et du respect des terroirs, mais ce faisant impose ses vues, ses diktats quelquefois au grand dam de ses concitoyens qui, du coup, se voient refuser l’évolution touristique des îles voisines. Il met en scène un jusqu’au-boutiste qui se brouille finalement avec ses amis, sa femme, ses voisins pour imposer sa seule vision du monde et, qui plus est, une vision mégalomaniaque où l’artiste fait des affaires, « ses » affaires, seul et contre tous, achetant, par exemple, « le plus beau panorama » pour protéger « le site des immeubles moches ».
Non seulement l’album de Duhamel pousse à réfléchir, mais il pousse à apprendre. On est inévitablement invité à découvrir l’artiste qui a servi de détonateur : « César Manrique, né le 24 avril 1919  à Arrecife et mort le 25 septembre 1992  (à 73 ans) à Tahiche, est un peintre, architecte et sculpteur espagnol, défenseur de la nature de son île natale, Lanzarte dans les Iles Canaries, qui a influencé l’image de l’île volcanique de manière décisive » (Wikipedia et site officiel). Ce n’est pas un mince résultat que d’amener le lecteur à se « divertir » d’un individu de papier excessif et obsessionnel et de l’amener à chercher l’autre, le modèle, le vrai, pour comparer les trajectoires
Duhamel de son trait réaliste, et dès que nécessaire caricatural pour les personnages, alterne les séquences monochromes et les pages couleurs, mais ici c’est le passé qui s’offre la couleur ! Au total, 96 pages d’une réflexion quasi philosophique sur le rôle de l’artiste : l’artiste engagé, celui qui pense que son art va changer le monde alors que c’est le monde qui continuellement fait évoluer les arts.
« Le Retour » est aussi, bien entendu, une réflexion sur la gestion équitable de l’environnement et sur le tourisme et ses dégâts. Plus généralement, comment faire partager aux autres des décors magnifiques, des contrées exceptionnelles tout en refusant qu’ils viennent en profiter au risque de tout transformer, de tout salir ? Faudra-t-il réserver le tourisme à quelques-uns pour préserver ces sites et donc empêcher le tourisme de masse ?
On le voit, l’album, comme nous le disions au début, pousse à réfléchir sans jamais ennuyer, car les dialogues sont alertes, incisifs, nourri de sentences artistiques. Quelque part, il pousse aussi à voyager… à Lanzarote ?
Alors, bon voyage !
Didier QUELLA-GUYOTÂ ([L@BD-> http://9990045v.esidoc.fr/] et sur Facebook).
http://bdzoom.com/author/didierqg/
« Le Retour » par Bruno Duhamel
Éditions Grand Angle (18,90 €) — ISBN : 978-2-8189-4097-6