Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Collaboration horizontale » par Carole Maurel et Navie
De nos jours, une grand-mère raconte à sa petite-fille son grand amour de jeunesse : c’était en 1942, et une passion irrépressible venait de naître entre Rose, une femme mariée élevant seule son petit garçon, et Mark, un officier allemand travaillant aux services de renseignement. Autour d’eux, c’est le destin de tout un immeuble qui se joue, dans le douloureux quotidien de l’Occupation. Deux autrices, Navie et Carole Maurel, signent avec une grande subtilité ce récit entre héroïsme, beauté, espoir et trahison…
Scénariste et animatrice touche-à -tout (publicité, presse, TV, jeux de société et ouvrages humoristiques), également connue sous le pseudonyme de Mademoiselle Navie, Navie signe ici sa première véritable bande dessinée. Le récit de cette passionnée du second conflit mondial évoque dès son titre la thématique cruelle de la collaboration horizontale, la relation entre une femme et un soldat allemand. En 1946, pas moins de 20 000 femmes accusées de relations sexuelles avec l’occupant seront tondues, 6 000 d’entre elles – dénoncées – étant emprisonnées à la prison de Fresnes pour motif collaborationniste. Toutes seront condamnées aux mêmes peines que les hommes : travaux forcés, temps de prison ou condamnation à mort). Notons que ce sujet sensible n’a par ailleurs que très peu été évoqué par le 9e art, si ce n’est dans le notable album « Fille de rien » (Sylvain Ricard et Arnü West) paru chez Futuropolis en 2007 et qui s’intéresse à l’identité de la tondue de Chartres (voir plus loin dans cet article). Dans cette époque troublée, les paradoxes ne manqueront pas : Vichy légalisera les maisons closes en France, tandis que la Résistance, au nom du « redressement moral », stigmatisera les femmes fautives d’avoir usé de leurs charmes auprès des « Boches ». Le premier supplice sera symbolique : « Changeons, changeons. Qu’une chevelure impure abreuve nos ciseaux » écrira ainsi l’éditorialiste de La République de Pau début septembre 1944 en référence aux premières femmes tondues ! La photographie dite de la « Tondue de Chartres », prise par Robert Capa le 16 août 1944, est sans doute le document le plus représentatif du phénomène de l’épuration sauvage survenu lors de la Libération. Elles se croyaient belles et amoureuses, elles sont soudain « collabos » et sujets de haines viscérales. Nombreuses seront celles poussées au départ, à la dépression ou au suicide…
En couverture, Carole Maurel (« L’Apocalypse selon Magda », Delcourt 2016) sur-évoque une ambiance délétère et voyeuriste digne du chef-d’œuvre hitchcockien « Fenêtre sur cour » (1954) : sur cette talentueuse dessinatrice, voir Entretien avec Carole Maurel, pour « Luisa, ici et là »…. Dans l’ombre d’une silhouette de femme, nous devinons son cÅ“ur battre pour un bel officier ennemi et ses lèvres maquillées vouloir tendre vers les siennes (invisibles). Dans cet immeuble parisien situé passage de la rue Graine, la vie semble en parallèle suivre son cour, tel ce sang irriguant l’ensemble des artères d’un seul corps : un vieil aveugle paraît écouter (la radio ou les bruits alentours…), une femme surveille derrière son carreau, un couple s’embrasse, une femme réajuste son bas, une mère et son enfant nous adressent un signe. Aidé par les pages de garde de l’album (où l’illustration est complétée par d’autres détails), le lecteur tentera probablement de tracer ou de deviner des liens entre ces cases-scénettes et leurs protagonistes. L’un d’eux est-il Juif ? Un autre est-il un odieux collabo ou un peu trop porté sur la médisance ? Et un autre encore un résistant de l’ombre ? Dans ce huis-clos vénéneux, outre les mystères et interconnections liées aux agissements des résidents, c’est à l’évidence le temps du drame qui s’étire et s’allonge, autant dans la verticalité (les rêves et les désillusions, des cieux aux abîmes) que dans l’horizontalité (le lit comme ultime refuge ; la chronologie des faits). Accordé à la dynamique attachante et profonde du récit, le dessin des 140 planches proposées laisse une place importante aux expressions et aux sentiments selon un registre quasi théâtral, sur fond de décors estompés. Avec pudeur, derrière un titre finalement assez cru, l’album sonne juste et remporte amplement l’adhésion : nous le savions, les femmes savent depuis longtemps excellemment parler des femmes, et le champ de la bande dessinée n’y fait pas exception… (voir l’article de Gilles Ratier concernant les femmes dans la bande dessinée européenne).
Philippe TOMBLAINE
« Collaboration horizontale » par Carole Maurel et Navie
Éditions Delcourt (17,95 €) – ISBN : 978-2-7560-6571-7
Pour rester dans le ton de cette chronique, il y a aux Archives Nationales de France jusqu’au 27 mars 2017, une exposition « Présumées Coupables ». La dernière partie de l’exposition traite de la « Collaboration horizontale », voici un extrait du dossier de presse :
« L’exposition privilégie cinq archétypes : la sorcière en Europe aux 16e-17e siècles, l’empoisonneuse, l’infanticide, la pétroleuse de la Commune de Paris et, enfin, la traîtresse incarnée le plus souvent par la femme tondue lors de la Libération. »
C’est un très bel album qui montre l’âme humaine dans toute sa complexité, ce qui exclut tout manichéisme : chacune de ces femmes se dévoile sous au moins deux aspects, entre le début et la fin. Des aspects sympathiques ou franchement moins… des aspects terribles ou de simples petits défauts anodins. Mais aucune n’est une héroïne parfaite.
C’est une histoire de paille et de poutre.
On peut aussi dire : « nous le savions, les hommes savent depuis longtemps excellemment parler des hommes, et le champ de la bande dessinée n’y fait pas exception… »
…et les femmes savent raconter les hommes, et les hommes les femmes
Le plus beau personnage de cette histoire, pour moi, est un homme (il y en a deux). C’est d’ailleurs celui qui a réussi à me tirer une larmichette, celui que j’aurais aimé rencontrer…