Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Les Idées noires » par André Franquin : analyse de planche…
Devenues une pierre angulaire et un jalon incontournable de la bande dessinée d’humour, « Les Idées noires » (parues en janvier 1981 parmi les albums Fluide Glacial) demeurent comme un summum pamphlétaire. Sur une tonalité amère et pessimiste, Franquin y démasque les visages hideux de notre barbarie civilisée : le nucléaire, la peine de mort, la guerre, la pollution et autres gentillesses du même tonneau. Bombardée par l’impact d’extraordinaires dessins aussi noirs que leurs contenus satiriques sous acide, l’humanité en prend pour son grade… Retour, en guise de commentaire de planche, sur ce 34e gag corrosif mettant en scène la chasse au gaspillage énergétique, un thème toujours d’actualité.
Avant d’analyser la planche évoquée, contextualisons le parcours de Franquin. Né en 1924, l’auteur se rend célèbre en reprenant Spirou (1946), inventant le Marsupilami (1952) puis Gaston Lagaffe (1957), personnage dont les éditions Dupuis célèbrent en conséquence actuellement les cinquante ans (voir à ce propos l’ouvrage « Gaston au-delà de Lagaffe », qui est aussi le catalogue de l’exposition organisée par la Bpi du Centre Pompidou jusqu’au 7 avril 2017, ainsi que la future exposition angoumoisine du FIBD fin janvier 2017). Après 1968 et « Panade à Champignac », Franquin laisse surgir un registre plus monstrueux et insolite : ce nouvel univers se transformera en dessins publiés dans le fanzine Schtroumpf! (ils seront compilés dès novembre 1979 dans l’album « Cauchemarrant ») puis, ultérieurement, en une nouvelle rubrique régulière placée dans le journal de Spirou (« Un Monstre par semaine », livrée en 25 parutions d’octobre 1988 à août 1989, entre les n°2637 et 2678). De mars à octobre 1977, Franquin et Delporte initient leurs satiriques « Idées noires » dans « Le Trombone illustré » (supplément de Spirou). Ils poursuivront dans (A Suivre) (« Pendant ce temps à Landerneau », en 1978-1979) puis Fluide Glacial jusqu’en 1983, ce qui fournira l’occasion au regretté Gotlib de placer le bon mot suivant : « Lorsqu’après avoir lu une page d’« Idées noires » de Franquin, on ferme les yeux, l’obscurité qui suit est encore de Franquin. » Comme l’a indiqué Henri Filippini dans un précédent article, Fluide Glacial proposera très prochainement en kiosque et librairie un beau hors-série revenant sur ce long et tumultueux historique.
Passant du rire aux larmes, usé par un travail intensif, le génie dépressif de Franquin est alors indépassable. D’autres auteurs pourtant chevronnés, tels Dany, Hausman ou Didgé, tenteront à leurs tours de réaliser des « Idées noires », mais sans grand succès… Influencé par le style sombre de Guido Buzzelli, qu’il vient de découvrir au salon international de Lucca, Franquin ose se rebeller, faire exploser une partie de ses codes (plus de héros récurrents, un graphisme plus personnel, de fortes prises de position) et cibler avec prédilection l’imbécilité des chasseurs, la morgue déshumanisée des militaires ou le rôle moralement paradoxal des bourreaux. Anticlérical et anticapitaliste, Franquin évitera de parler de certains sujets comme le showbiz ou la sexualité. Impressionné par son propre négativisme, Franquin arrêtera la machine en pleine production du tome 2 des « Idées noires », cependant paru en juin 1984.
La planche 34 des « Idées noires » (initialement parue dans le n°40 de Fluide Glacial le 20 septembre 1979) reprend thématiquement un fort sujet d’actualité : le deuxième choc pétrolier, provoqué par la révolution islamique et la chute du shah d’Iran. Mettant en scène son humour noir, Franquin cherche à faire rire ses lecteurs : on soulignera donc d’emblée l’aspect volontiers provocateur qui est issu du rapport – glacial – tissé entre la tragédie morbide du personnage illustré et le non-sens ironique du monde qui l’environne. Sans bousculer sa structure narrative, l’auteur respecte ici le format propre aux gags de « Gaston Lagaffe » : soit une planche humoristique en 4 bandes régulières, aux cases bien délimitées, avec ouverture et effet de chute dans la dernière vignette. Point de titre à ce récit mais une phrase aux connotations calembouresques, introduite (comme toutes les planches du recueil) par la formule « Il ne faut pas confondre… ». En jouant sur la similarité homophonique entre « s’immolent » et « si molles », le coscénariste Yvan Delporte annonce la portée symbolique de la page : en rapport avec une époque virant à la crise économique et morale, le suicidé choisissant de s’immoler vient contester le système par sa mise à mort spectaculaire. La brutalité des temps s’oppose de manière philosophique à la sérénité parfois affichée par la victime, comme en témoigne par exemple la célèbre photographie de Malcom Browne montrant l’immolation d’un bonze vietnamien à Saigon le 11 juin 1963.
Dans les cases 1 et 2 (premier strip), nous découvrons la sommaire situation initiale : un individu au regard sombre et traînant un jerrycan, arrête au milieu d’un carrefour. Derrière lui, sur un fond blanc uniforme, la circulation est dense. Voitures, moto, vélo et camion traversent l’arrière-plan, situant de fait la scène en milieu urbain et permettant une première hypothèse : le personnage au 1er plan serait-il tombé en panne, préfiguration de sa fin de vie ? Opposé au mouvement et au bruit du monde qui l’entoure, l’homme semble silencieux, seul, isolé dans la vignette, répondant bientôt par l’immobilisme et le mutisme à la veine agitation d’un lieu devenu aussi pollué qu’invivable. Au deuxième strip, assis après avoir été courbé sous le poids de sa fatalité et du dégoût, l’individu fait jaillit l’élément perturbateur : le voici débouchant un jerrycan et s’aspergeant d’essence (il ne s’agissait donc pas de panne). Le silence oppressant est rompu par des voix horrifiées en provenance des hors-champs gauche et droit. Quelque hoquets de surprise et de protestation, mais nul n’apparaît ni n’intervient ; l’absence d’ellipse renvoie à la rapidité du drame autant qu’à la lâcheté potentielle du spectateur-voyeur. En effet, en un instant, le minuscule « tchic » du briquet (case 5) à laisser place à l’envahissante onomatopée (« Zwoufff ») de l’embrasement dans la case suivante, qui démarre le troisième strip. L’accentuation de la diagonale parcourue par la flamme fait glisser l’œil du lecteur vers le plan suivant, où s’élève une voix anonyme criant au scandale. Alors que notre suicidé se consume et que la fumée noire de sa crémation envahit toute la case, on est en droit de se demander ce que vise cette interjonction : est-il scandaleux de « voir » cela ou de « n’avoir pas agi à temps » ? Ou, encore, le scandale est-il de « se suicider », voire même « d’utiliser une essence précieuse » ? Bien évidemment, c’est la situation gag finale qui va permettre d’éclairer et de répondre, par l’ironie mordante, à ce sac de nÅ“uds interrogatifs. Le scandale, donc, n’est point humain (les badauds n’ont que faire de la mort d’un sombre inconnu) mais strictement matérialiste (voici 20 litres de précieuse essence gaspillés par cet individu « incivique » !). Dans le plan large final, c’est l’ensemble des passants et des automobilistes outragés qui s’indignent de ce beau gâchis… en insultant un tas de cendres !
Brassant large, Franquin et Delporte réussissent l’exploit de dénoncer en 8 cases la lâcheté, le cynisme, l’indifférence, l’obsession du pouvoir d’achat, l’amplification médiatique (« On a beau le leur seriner tous les jours à la radio… ») et la dérive liée aux croyances en un dieu suprême (au choix, l’argent, le pouvoir de consommation ou l’industrie pétrolière prédatrice). Lié à son personnage, Franquin y appose une signature elle-même calcinée, ultime manière de souligner son engagement mais aussi le moyen décalé d’en rire, mise à distance salvatrice du mode viscéral de victimisation induit par le nombrilisme sociétal contemporain. Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir (air connu)…
Philippe TOMBLAINE
« Les Idées noires, l’intégrale » par André Franquin
Éditions Fluide Glacial (14,00 €) – ISBN : 2-85815-295-0