BD, sciences et enseignement : un ménage à trois prometteur !

L’immense potentiel pédagogique de la bande dessinée est encore peu exploité, notamment dans les apprentissages scientifiques. Mais cela change avec les actions de l’association Stimuli, organisatrice du colloque « Telling Science, drawing Science – Science en récit, Science en image », à la fin du mois de novembre à la CIBDI d’Angoulême. L’occasion, pour nous, de nous nous interroger sur les apports de la bande dessinée dans la didactique des sciences et de nous intéresser aux deux bédéistes invités : l’oubapien Étienne Lécroart, ainsi que Robin Cousin qui a bien voulu répondre à nos nombreuses questions.

Depuis cinq ans maintenant, l’association Stimuli organise des ateliers de création de planches de bandes dessinées scientifiques au sein de lieux de culture et d’éducation. Dans ces ateliers de rencontre BD/sciences, des adolescents se transforment en apprentis médiateurs scientifiques chargés de communiquer, sous forme d’une planche de BD, un savoir exposé par un(e) chercheur(e) ; ils sont accompagnés dans leur processus de création par un(e) médiateur(e) scientifique et un(e) dessinateur (trice) professionnel (le).

L’objectif du projet de recherche SARABANDES (Stimuler l’apprentissage et la réflexion par des ateliers de bande dessinée) est de caractériser la façon dont le savoir circule et se transforme lors de son passage parmi les différents acteurs de l’atelier, depuis le (la) chercheur(e), jusqu’à la planche. Est également analysé l’impact, en termes d’apprentissage scientifique, de cette activité de médiation.

Les 24 et 25 novembre derniers, l’Université Paris Diderot et l’association Stimuli associées dans le projet SARABANDES ont organisé le colloque international « Telling Science, drawing Science – Science en récit, Science en image » à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême. L’objectif était de promouvoir et de partager des expériences et/ou des recherches engageant des pratiques de mise en récit/en image de la science au sein des champs de l’éducation, de la médiation et de la communication scientifique, ou au sein d’espaces plus ouverts.

Ont participé à ce colloque des scientifiques tels l’astrophysicien Roland Lehoucq ou Cécile de Hosson du Laboratoire de didactique André Revuz, et des praticiens au sens large — enseignants, médiateurs culturels, illustrateurs, auteurs… — avec, par exemple, le très bel exposé sur « Conception et analyse didactique d’une bande dessinée numérique sur l’histoire des sciences pour le collège : Les Grandiloquents » par Laurence Bordenave du Collectif Stimuli et Maud Pelé de l’académie de Créteil.

Deux auteurs de bande dessinée étaient conviés à ce colloque de haute tenue scientifique et didactique ; Étienne Lécroart, membre de l’Oubapo (Ouvroir de bandes dessinée potentielle) et de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) et auteur dernièrement  de « Le Hasard, une approche mathématique » avec Ivar Ekeland, et Robin Cousin : jeune bédéiste amoureux des sciences, auteur de l’étonnant thriller scientifique « Le Chercheur fantôme ».

Bien que travaillant d’arrache-pied sur son prochain album, Robin a bien voulu répondre à nos questions, nous le remercions sincèrement, ainsi que les deux illustratrices Naïs Coq et Morgane Parisi qui ont œuvré durant toutes les interventions du colloque avant de vidéo projeter leurs dessins amusants et pertinents devant un parterre conquis. Avec leurs autorisations, nous en reproduisons quelques-uns dans cet article.

Bdzoom.com : Si tu avais une problématique à proposer pour ta BD, pourrait-elle tourner autour des ressemblances entre les démarches de la recherche scientifique et celles de la création artistique ?

Robin Cousin

Robin Cousin : Oui, c’est tout à fait ce qui m’a motivé à écrire « Le Chercheur fantôme ». J’ai à la fois ressenti un manque de considération des sciences en général aux Beaux-Arts, mais aussi autour de moi. La science est souvent considérée comme un regard froid et rébarbatif sur le monde qui nous entoure, alors que pour moi c’est tout le contraire. Il suffit de discuter avec des chercheurs pour voir que ce sont des gens passionnés, enthousiastes avec un regard souvent décalé sur le monde. Ils ont encore un regard d’enfant. J’avais envie en quelque sorte de rendre un peu hommage à cette science qui me touche tant. Celle qui regarde autour d’elle et qui se demande « comment se fait-il que cela fonctionne comme ça ? » Stéphane Douady (chercheur que j’ai rencontré au CNRS et qui m’a inspiré le personnage de Stéphane Douasy) m’avait dit que lorsqu’il était dans une phase de recherche, il devenait totalement obsédé et ne pouvait pas penser à autre chose. Quand il étudiait les formes des plantes, il s’arrêtait sur la moindre plante qu’il croisait et la photographiait sous toutes les coutures. Je ressens exactement la même chose quand je découvre un nouveau sujet dont j’ai envie de parler dans une de mes bédés. Je pense vraiment qu’il y a énormément de points communs avec la recherche artistique. Les questions d’inspiration, de persévérance, d’obsession, et surtout de choisir une question que l’on va aborder sous tous les angles jusqu’à en avoir tiré tout ce que l’on pouvait.

Bdzoom.com  : Peux-tu développer ta réponse, en comparant, par exemple, la Maison des Auteurs à Angoulême et la Fondation pour l’étude des systèmes complexes.

Robin Cousin : C’est Grégory Jarry, mon éditeur qui m’a fait remarquer que la fondation et ses habitants lui faisaient beaucoup penser à la maison des auteurs où j’ai écrit et dessiné le chercheur fantôme. C’est vrai, qu’inconsciemment, je me suis beaucoup inspiré de comment j’ai vécu mon passage là-bas. Les auteurs ont tous des ateliers dans lesquels chacun travaille sur un projet personnel. Chacun à son rythme de travail, certains ne se croisent jamais. Chacun est dans sa bulle, même si certains sont plus sociables que d’autres. Et puis, de temps en temps, quelqu’un termine son projet et alors, tout le monde découvre ce sur quoi il travaillait depuis tout ce temps. Il y a quelque chose d’étrange, un mélange entre un travail extrêmement solitaire (auteur de BD ou chercheur) qui demande à s’enfermer dans sa bulle et d’un autre côté le fait de regrouper tous ces gens au même endroit, dans l’idée que cela créera une certaine émulation.

Et puis il y a aussi le lieu. Le fait de construire des ateliers et d’y installer tout le matériel nécessaire à rendre le travail des résidents le plus agréable et le plus facile possible.

Bdzoom.com  : Quel est ton rapport à la science ?

Robin Cousin : J’ai une vraie passion et une fascination pour la science. J’ai longtemps hésité entre des études scientifiques ou artistiques. Un jour, j’ai décidé de choisir l’art, mais ma passion pour la science est revenue au galop lorsque j’étais aux Beaux-Arts. Je me suis rendu compte que c’était de ça dont j’avais envie de parler. Alors je n’ai plus hésité et j’ai essayé de faire les deux à la fois. Développer mes connaissances scientifiques en faisant des recherches pour en faire une BD. Pour la petite histoire, j’ai même essayé de résoudre le problème P=NP (très modestement bien sûr) pour me frotter à la complexité du problème. L’idée de la résolution par les fractales qu’utilise Paniandy dans la BD vient de là et j’ai secrètement le fantasme qu’un chercheur résolve le problème en s’inspirant de lui.

Bdzoom.com : Peux-tu résumer « Le Chercheur fantôme » ?

Robin Cousin : « Le Chercheur fantôme » est l’histoire de trois chercheurs qui habitent le même bâtiment dans une étrange fondation qui donne des financements illimités pour qu’ils mènent à bien leurs recherches. L’un veut prédire l’avenir, l’autre étudie les formes de la nature et la dernière qui n’arrive plus à continuer ses recherches va découvrir qu’il y a un quatrième résident dans leur bâtiment que personne n’a jamais vu. En cherchant à en apprendre plus sur lui, elle découvre les recherches qu’il menait sur P=NP, un problème de mathématiques fondamentales qui pourrait bouleverser les sciences, voire le monde.

Le chercheur fantôme

Bdzoom.com  : Peux-tu présenter les différentes recherches scientifiques dont tu t’es inspiré pour les travaux de tes personnages scientifiques ?

Robin Cousin : Toutes les recherches de la fondation touchent de près ou de loin à l’étude des systèmes complexes et dynamiques. Les recherches sont toutes inspirées de vraies recherches, mais pour la plupart légèrement exagérées, ou plutôt avancées, comme si la science dans le chercheur fantôme était légèrement plus en avance que de nos jours. Une manière à moi de faire un peu de science-fiction sans en avoir l’air.

Bdzoom.com  : Les recherches de M. Sorokin et les recherches d’Alan Batheson en sociologie systémique ?

Robin Cousin : Martin Sorokin et Alan Batheson sont tous les deux chercheurs en sociologie systémique. Leur rôle est de contrôler l’expérience qu’est la fondation elle-même. Une étude sur la manière de  diriger un groupe de chercheurs afin qu’ils soient dans des conditions de travail optimales. Elle s’inspire notamment de certaines études et expériences de l’école de Palo Alto qui cherchaient à comprendre l’humain comme faisant partie d’un ensemble, étant influencé par tout ce qui l’entoure. Ils sont connus pour avoir notamment mené des expériences sur leurs élèves à l’aide de jeux de rôles.

Bdzoom.com : Parle nous de la résolution de l’équation P = NP et des problèmes décidables et indécidables ?

Robin Cousin : P=NP est une question de mathématique fondamentale et d’informatique théorique. J’ai toujours du mal à l’expliquer lorsque je n’ai pas étudié le sujet depuis un moment, mais je vais essayer. Il s’agit de l’un des sept problèmes du millénaire, une liste de problèmes qui, une fois résolus, feraient avancer la science à très grand pas. En résoudre un vous fait gagner un million de dollars. J’ai choisi le problème P=NP  parce qu’il s’agit du problème qui, d’après les spécialistes, a le plus de chance d’être résolu par un non-spécialiste, mais aussi parce qu’il a des répercussions quasi philosophiques. Il s’agit en gros de savoir si en connaissant une solution à un problème donné, on peut résoudre systématiquement tous les problèmes semblables, ce qui revient à dire que P=NP. Une des manières de le résoudre est de créer un programme qui saurait si un sudoku à une solution ou non. Ça a l’air facile comme ça, mais si c’était le cas, cela impliquerait, pour faire vite, qu’un ordinateur pourrait découvrir de nouveaux théorèmes et valider ou invalider la plupart des théories, ce qui explique pourquoi cela ferait exploser la recherche scientifique, et le pouvoir des ordinateurs.

Le chercheur fantôme

Bdzoom.com : Selon toi, peut-on créer un algorithme pour prédire l’avenir ?

Robin Cousin : Bonne question. J’ai lu quelque part que c’était le but de toute science. En effet, si on regarde le fait de découvrir la gravité comme la capacité à prouver que si on lâche une pomme de telle manière dans tel environnement, elle tombera à tel endroit, alors on peut considérer que la science a pour but de prouver l’avenir. C’est aussi une manière de parler du déterminisme très cher aux sciences et de la théorie du chaos. Même si tout est explicable par une logique de causes à effets, les causes sont tellement nombreuses et intriquées qu’il est en pratique impossible de prédire l’avenir à la perfection. Mais on peut faire des probabilités. C’est pour cela que j’ai fait beaucoup de recherches sur la météorologie et aussi sur un scientifique américain dont je ne retrouve plus le nom qui a une webcam autour du cou qui enregistre toute sa vie, et qui note tout ce qu’il fait,  tout ce qu’il a vu et toutes ses pensées dans un ordinateur, en permanence, dans l’idée d’essayer de « numériser » son existence, pour voir si on pourra grâce à cela le recréer dans un programme

Bdzoom.com : La théorie du chaos peut-elle s’appliquer à un groupe d’humains ?

Robin Cousin : Là, il s’agit, selon moi, de la même question que celle sur la sociologie systémique, mais en exagéré. Dans la BD, l’étude des systèmes humains, tout comme celle des systèmes complexes, est juste couplée avec la théorie du chaos.

Bdzoom.com : Peut-on créer des robots qui réagissent comme un véritable système immunitaire comme dans « Le Chercheur fantôme » ?

Robin Cousin : Là je me suis inspiré de beaucoup de recherches sur les robots en essaim. Il s’agit de s’inspirer des fourmilières et autres espèces animales qui vivent et interagissent en communauté. On donne des instructions très simples à plein de petits robots, pour qu’ils arrivent à travailler en collaboration et à faire des choses qu’ils n’auraient pas pu faire tout seuls. L’expérience est aussi développée avec des petits robots sur pattes qui sont pliés en origami, qui sont eux inspirés de ce genre de recherches .

Bdzoom.com : Un mot sur d’autres recherches que j’ai peut-être oubliés comme des travaux sur la forme des feuilles présentées en fin d’album

Robin Cousin : Les travaux sur la forme des feuilles sont issus de vraies recherches que je n’ai pas exagérées contrairement aux autres. Ce sont les recherches de l’un des élèves de Stéphane Douady : Étienne Couturier que l’on peut notamment voir dans le documentaire « Cherche toujours ». Certaines images des recherches d’Étienne Couturier sont reprises à la fin de la BD.

Bdzoom.com : Quelle est la conclusion de l’album ? N’est-ce pas que le but de toute recherche est la volonté de révéler la beauté du monde qui nous entoure ?

Le Profil de Jean Melville, prochaine bande dessinée de Robin Cousin, sortie février 2017

Robin Cousin : Je ne sais pas si c’est le but de toute recherche, mais j’aimerais bien. Disons que c’est ce qui m’intéresse et ce que je trouve beau dans la recherche scientifique et la recherche artistique. Ce qui est sûr, c’est qu’à la fin, Stéphane (qui est le seul à ne pas s’être mêlé de toute cette histoire de chercheur fantôme) est le seul à avoir mené à bien ses recherches, en continuant à chercher malgré tout ce qui se passait autour de lui pour le distraire.

Bdzoom.com : Une dernière chose  sur ta manière de présenter les sciences dans l’album ?

Robin Cousin : Oui, je souhaite signaler une liberté que je me suis permise pour les besoins de la fiction. Les recherches scientifiques mettent beaucoup plus de temps à avancer que dans la BD. Il s’agit d’un processus très long et qui demande beaucoup de persévérance. J’ai choisi de ne pas montrer cet aspect-là, quitte à être moins réaliste, pour ne pas casser le rythme du récit, même si j’ai utilisé une narration assez calme et lente pour souligner cet aspect.

 

 

 

 Laurent LESSOUS (l@bd)

 « Le Hasard, une approche mathématique » par Étienne Lecroart et Ivar Ekeland

Éditions Le Lombard, Collection Petite Bédéthèque des savoirs (10,00 €) — ISBN : 978-2-8036-3739-3

« Le Chercheur fantôme » par Robin Cousin

Éditions FLBLB (18,00 €) — ISBN : 978-2-35761-050-7


 

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