Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Magnum photos T2 : Cartier-Bresson, Allemagne, 1945 » par Sylvain Savoia et Jean-David Morvan
En mai 2014, la célèbre collection Aire libre de Dupuis débutait un intéressant partenariat avec la non moins prestigieuse agence de photos Magnum, autour du travail de Robert Capa lors du débarquement sur « Omaha Beach, 6 juin 1944 » (dessin par Dominique Bertail). Notamment récompensé au festival de Blois, ce premier album a encouragé son scénariste Jean-David Morvan à poursuivre sur un nouvel opus ; dessiné par Sylvain Savoia, il est cette fois-ci consacré au travail d’Henri Cartier-Bresson dans l’Allemagne des années ombres et de la Libération. « L’Œil du siècle », tel que sera surnommé le cofondateur de Magnum, méritait bien ce beau recadrage de son œuvre profondément humaniste…
Comme nous l’explique Jean-David Morvan, « La genèse de cet album, ce fut la création de cette collection. Une idée que j’ai eue et qu’on a concrétisée avec Clément Saccomani de chez Magnum Photos. Il semblait normal de parler de Cartier-Bresson après Capa, puisque tous les deux sont à la fois les membres fondateurs, et les plus emblématiques. On a cherché une photo symbolique autour de laquelle on pouvait construire une histoire. J’ai hésité entre la Chine (car il y était lors de la chute du Kuomintang et l’arrivée de Mao au pouvoir) et celle finalement choisie. Mais la fondation Cartier-Bresson, qui nous a beaucoup aidé pendant la réalisation de ce livre, avait un texte inédit d’Alain Douarinou dans ses tiroirs, sur leur captivité commune. Et Raymond Guérin parle aussi de « Bébé Cadum » dans son livre : « Les Poulpes » [dans cet ouvrage, c'est par ce sobriquet que l'auteur surnomme Henri - simple matricule KG 845 - lors de son arrivée dans un camp de travail en Allemagne au début des années 1940]. Bref, j’avais de quoi plonger dans l’histoire de manière personnelle, en me prenant moi-même pour Henri. Finalement, c’est moi qui lui fait dire « Je ». C’est une petite responsabilité, que j’assume avec un grand plaisir ! »
À l’instar de l’ouvrage consacré à Capa (dans la même veine, citons aussi le récent album de Florent Silloray, paru chez Casterman depuis janvier 2016 : « Capa, l’étoile filante »), ce deuxième tome accompagne le destin d’un homme amené à photographier l’Histoire en marche. Né en 1908 et disparu en 2004, Cartier-Bresson rencontre successivement les peintres surréalistes (Max Ernst, André Breton), la guerre d’Espagne, la vie au Mexique et Maroc, avant de s’orienter entièrement – via la photographie, mais aussi la presse et le cinéma – dans l’engagement communiste et la lutte antifasciste. Devenue l’assistant du réalisateur Jean Renoir sur « La Vie est à nous » en 1936, il est ensuite mobilisé en 1940. Fait prisonnier, il s’évade au bout de trois années et rejoint un groupe de résistants à Lyon : il sera de ceux qui photographieront les combats lors de la Libération de Paris, ainsi que les vestiges du village martyr Oradour-sur-Glane. Sa photo la plus célèbre, reprise en couverture du présent album, date de 1945 : les Alliés marchent sur les camps et le monde découvre l’horreur nazie. À Dessau, en Allemagne, une rescapée reconnaît sa délatrice et la gifle. Henri Cartier-Bresson, alors sur place, capture ce geste dans une image qui deviendra emblématique.
1947 sera pour Cartier-Bresson la grande année de la reconnaissance : une exposition retrospective au MoMA de New-York (évoquée dès la deuxième planche), la fondation de l’agence Magnum (avec ses amis communistes Capa et Chim) et la nomination en tant que photojournaliste expert auprès de l’ONU. Dès lors, le photographe est partout : avec Gandhi le jour de sa mort, à Moscou en 1954 après la disparition de Staline, dans la France populaire des années 1960 ou à Cuba pour la crise des missiles. Faisant le portrait de Picasso, Giacometti, Sartre, il n’hésitera pourtant pas à retourner au dessin en 1972, au profit d’une vie encore agrémentée de culture zen et de pensée bouddhiste. En 1975, il dira lors d’un entretien : « La photo, c’est la concentration du regard. C’est l’œil qui guette, qui tourne inlassablement, à l’affût, toujours prêt. La photo est un dessin immédiat. Elle est question et réponse. » Effectuant toujours des cadrages impeccables, l’homme n’aura jamais à recadrer ses photos en studio : ainsi se forge une légende ! L’ultime hommage viendra un an avant sa mort, en 2003, lorsque la Bibliothèque Nationale de France lui consacre une grande exposition rétrospective. Plus récemment (février à juin 2014), ce fut au tour du Centre Georges-Pompidou de saisir le grand artiste.
Cet œil, ce regard, c’est aussi ici celui de Sylvain Savoia, auteur particulièrement attendu après le brillant « Les Esclaves oubliés de Tromelin » (Dupuis, avril 2015). Par son graphisme léger mais néanmoins précis, le dessinateur rejoint l’élégance du noir et blanc adopté par Cartier-Bresson lui-même, tout en donnant de manière visible à l’album le cachet du roman graphique ou du récit bd reportage. Notons que le format des albums de la collection Aire libre/ Magnum photos a été entièrement repensé depuis le tome 1. Outre le format classique d’un roman graphique, la pagination y est plus dense (90 planches) et complété par 40 pages de portfolio ainsi que par un dossier documentaire rédigé par Thomas Todd, spécialiste de l’œuvre du photographe, sous l’égide de la fondation Cartier-Bresson. Au fil des cases, derrière la géométrie et par la fenêtre ouverte, les auteurs nous donnent à voir le rêve…
Philippe TOMBLAINE
« Magnum photos T2 : Cartier-Bresson, Allemagne, 1945 » par Sylvain Savoia, Jean-David Morvan, Séverine Tréfouël et Thomas Todd
Éditions Dupuis (22, 00 €) – ISBN : 978-2800163338
Édition de luxe Dupuis (30,00 €) – ISBN : 978-2800163352