Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Entretien avec Carole Maurel, pour « Luisa, ici et là »…
Le plaisir immédiat procuré par la lecture de « Luisa, ici et là » de Carole Maurel est à l’origine de l’envie de vous présenter cet ouvrage aujourd’hui. Autant le dessin que l’histoire font de cet album une lecture marquante, un possible futur livre de chevet, un ouvrage subtil que l’on aimera retrouver et relire.
Luisa, 15 ans, s’endort dans le bus qui la ramène chez elle et se réveille en plein Paris.
Au même moment, Luisa, une jeune photographe, et son collègue Farid prennent un verre en terrasse en ronchonnant sur leur boulot, leurs amours, leurs vies de trentenaires.
           L’adolescente cherche à joindre sa famille, mais sa télécarte ne fonctionne pas. Au moment de régler l’achat d’une nouvelle carte, elle règle avec un billet de 50 francs causant la fureur du buraliste. Une jeune femme, Sasha, vient alors en aide à Luisa. Petit à petit, Sasha se rend compte que Luisa est complètement dépassée par la technologie actuelle. Face au désarroi de l’adolescente, Sasha décide de l’héberger. Très rapidement, elle découvre que l’adolescente a une tante parisienne qui s’avère habiter sur son palier.
           L’appartement est occupé par la jeune photographe qui est troublée en rencontrant l’adolescente, Luisa lui ressemblant parfaitement, avec une quinzaine d’années en moins. Sasha devant s’absenter, les deux Luisa vont devoir vivre ensemble et l’incroyable vérité s’impose rapidement.; elles sont la même personne à des âges différents.
           C’est avec cette astuce fantastique que Carole Maurel bâtit une histoire humaniste sur la construction personnelle de tout un chacun. La confrontation des deux Luisa permet à l’auteure d’aborder les thèmes de l’homosexualité, de l’adaptation des rêves de jeunesse aux aléas de la vie, de l’intolérance, de la conformation des individus à la société. Le scénario est porté par le style vif et coloré de Carole Maurel. L’énergie de ces dessins magnifie le noble propos de ce brillant conte d’apprentissage.
Après « L’Apocalypse selon Magda », scénarisé par Chloé Vollmer-Lo, « Luisa, ici et là  » est votre deuxième album paru cette année. 2016 sera pour vous une belle année, non ?
Oui, je suis chanceuse, j’ai passé les deux années précédentes à travailler sur ces projets, d’où le manque de publications entre « Comme chez toi » et « L’Apocalypse selon Magda ».
 Il se trouve que les deux albums sortent avec 6 mois d’écart, mais Luisa est un projet antérieur à « L’apocalypse selon Magda ».
Lorsque j’ai commencé à travailler sur le projet de Chloé, j’avais terminé le story-board de Luisa. J’ai dû mettre en suspens mon album pour avancer sur ce projet avec les éditions Delcourt, et je ne le regrette pas : le projet « Luisa » a pu bénéficier de tout ce que j’ai pu apprendre avec « L’Apocalypse selon Magda ».
J’espère que 2017 sera aussi riche que cette année côté parutions, j’y travaille actuellement.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?
Je suis une ancienne diplômée des Gobelins. J’ai suivi un cursus de trois ans en cinéma d’animation, j’ai donc commencé à travailler en 2005 en tant que technicienne sur des productions de série télé, sur des productions d’animation 2D à différents postes (animation, compositing, character design).
J’ai fait un peu de réalisation sur des génériques d’émissions, un peu de motion design également. Puis, je me suis progressivement orientée vers l’illustration et le story-board.
En 2011, j’ai eu l’opportunité de me lancer sur un premier album aux éditions Casterman et j’y ai pris goût. J’ai eu l’occasion de proposer des choses pour des projets collectifs comme « 17 mai ». Et c’est fin 2013 que j’ai rencontré deux éditeurs chez Delcourt qui m’ont proposé des projets prometteurs (dont « L’Apocalypse selon Magda »).
La bande dessinée a toujours été dans ma ligne de mire, mais je n’avais pas assez de temps pour m’y investir. J’ai mis beaucoup de temps à trouver une écriture graphique efficace, à peu près mature, avec laquelle je me sente à l’aise pour porter les scénarios. Dans l’animation, il m’était toujours demandé de m’adapter à un style graphique donné : c’est peut-être pour ça que j’ai mis un certain temps à trouver le mien, quoique je l’estime toujours très fluctuant et perfectible.
Préférez-vous travailler seule ou avec un(e) scénariste ?
L’écriture de « Luisa » a été une superbe expérience pour moi, mais parfois douloureuse. J’ai dû réécrire l’histoire 3 fois, il y a eu de gros moments de doute durant lesquels je ne savais pas s’il fallait continuer ou partir sur autre chose de complètement différent. En fin de compte, je pense que j’ai bien fait de persévérer, mais l’écriture demande un temps fou, un investissement personnel épuisant et beaucoup d’humilité.
En ce moment, je travaille surtout avec des scénaristes. Cela m’apporte autre chose, c’est pour moi très enrichissant, car j’apprends beaucoup à travers eux/elles d’un point de vue technique et ça me permet de me concentrer beaucoup plus sur l’approche graphique, la mise en scène, les ambiances.
Il y a toujours l’appréhension de ne pas arriver à retranscrire ce que le ou la scénariste avait en tête et de tomber à côté de ses intentions ; mais passé cette petite peur, ça reste assez agréable de travailler à deux, d’échanger des points de vue, d’avoir un regard extérieur qui nous guide un peu et de pouvoir guider l’autre à son tour.
Les personnes avec qui je travaille ont une histoire particulière à raconter avec un point de vue particulier, avec leur vécu, leurs expériences qui donnent une certaine couleur à leur récit et qui en font quelque chose d’unique que je n’aurais pas pu raconter moi-même. Travailler avec d’autres personnes, c’est élargir son champ de vision et appréhender des univers que l’on n’aurait pas forcément eu l’idée d’exploiter tout seul.
 L’argument fantastique pour « Luisa » est-il venu rapidement ?
Oui, l’approche surnaturelle s’est imposée rapidement. Cependant, l’histoire a énormément évolué.
Au départ, Luisa n’était pas confrontée à son double adolescent, mais au spectre de sa copine de collège Lucie : ça rendait le récit beaucoup moins intéressant, et moins captivant. Alors que je séchais vraiment sur le scénario, je me suis souvenue avoir écrit et imaginé un dialogue entre moi et la personne que j’étais à l’âge de 15 ans, comme si l’ado que j’étais était venue me rendre visite chez moi, en 2013, à l’improviste…
J’avais pris beaucoup de plaisir à écrire ces dialogues qui n’avaient pas vraiment de finalité : l’approche était drôle, mais ça ne menait à rien d’un point de vue narratif. J’ai tenté de greffer cette idée à l’histoire de Luisa et ça a débloqué pas mal de points au niveau du récit : ça a rendu la lecture plus immersive et l’écriture plus ludique. De mon côté, je m’y suis projetée plus facilement.
Si l’angle choisi pour raconter cette histoire est fantastique, il offre aussi une dimension métaphorique à situations vécues par le personnage principal.
Le double adolescent de Luisa est la représentation des sentiments que l’adulte éprouve et des désirs qui s’imposent à elle à ce moment du récit. Désirs refoulés qui la renvoient à son adolescence, lorsqu’elle éprouvait des sentiments similaires.
Ce n’est pas un hasard si, par exemple, lorsque les deux Luisa se voient pour la première fois, l’adolescente est cachée derrière Sasha, la voisine de palier. Sasha est un personnage déclencheur qui fait le pont, le lien entre les deux Luisa, tout comme l’appartement parisien occupé par la Luisa adulte.
J’espère (et je pense aussi) que cet angle fantastique permettra aux lecteurs de s’approprier l’histoire plus facilement… L’idée étant que les gens puissent s’identifier, alors que la thématique de fond ne les concerne pas forcément.
L’homosexualité, la bisexualité sont des sujets qui n’intéressent pas forcément tout le monde. En revanche, s’imaginer rencontrer l’ado que l’on a été ou la personne que l’on sera dans le futur et échanger avec elle, c’est un fantasme qui n’appartient pas qu’à moi, mais à tout le monde.
Cet aspect surnaturel donne à votre album un côté « Quatrième Dimension » ; êtes-vous amatrice du genre ?
Ça fait très longtemps que je n’ai pas revu un épisode de cette série culte, du coup vous me donnez envie de m’y remettre.
J’aime le fantastique, l’étrange, le surnaturel et l’anticipation lorsque ces genres permettent d’aborder des problématiques psychologiques sociales (c’est un peu le cas de toutes les histoires finalement…). Il y a d’autres séries plus récentes qui sont des références solides pour moi et qui ont une approche similaire (le surnaturel au service de l’intime ou de l’actualité). Pour n’en citer que quelques-unes : « Les Revenants », « Real Humans », « Sense 8 » ou encore « Black Mirror ».
Vous a-t-il été difficile de trouver un éditeur ?
Oui ! En 2013, le projet avait retenu l’attention d’un premier éditeur pour être finalement refusé. À l’époque, je n’avais eu aucune réponse de la part des gros éditeurs, je ne connaissais pas encore les bonnes personnes…
Si les rencontres peuvent être décisives quant à la réussite d’un projet, c’est aussi une question de timing. Et à ce moment-là , mon travail n’était pas encore suivi par les éditeurs avec qui je travaille actuellement. Du coup, j’ai préféré me tourner vers de plus petites maisons dont la ligne éditoriale était plus adaptée ; et j’ai bien fait : je suis vraiment satisfaite du résultat final.
Un clin d’œil est fait au film « Camille redouble » de Noémie Lvovsky ; aviez-vous d’autres références en écrivant « Luisa » ? À la lecture de votre album, on peut aussi penser à « Tomboy » de Céline Sciamma.
Oui, j’en ai cité quelques-unes dans la précédente réponse.
On est sur un récit plutôt intimiste, donc pour moi « Quartier lointain » de Jirô Taniguchi est LA référence principale. Il y en a beaucoup d’autres comme les films « Peggy Sue s’est mariée » (qui a inspiré « Camille redouble »), « Il était temps » ou encore « Quand je serai petit » de Jean Paul Rouve… Pour ne citer que ceux-là .
C’est drôle que vous me parliez de « Tomboy », l’approche n’est pas du tout fantastique, mais c’est vrai que j’aime énormément l’ambiance de ce film. Je suis assez fan du travail de Céline Sciamma depuis « La Naissance des pieuvres » qui est aussi une référence pour moi (cela en a été une pour « L’Apocalypse selon Magda » également).
Il y a une façon d’aborder l’adolescence et l’enfance chez elle qui est de l’ordre de l’authentique, d’une poésie palpable. Un univers sobre, touchant et tendre par la mise en scène naturelle, mais très immersive qui s’adresse directement à l’intime.
La bande dessinée vous paraît-elle un bon médium pour véhiculer des valeurs humanistes, faire réfléchir vos lecteurs sur la société ?
On peut tout faire avec la bande dessinée : on peut émouvoir, surprendre, remettre en cause, bouleverser, informer, sensibiliser… Même les histoires les plus légères (d’apparence) sont souvent vectrices d’idées plus complexes. C’est un canal comme peut l’être le cinéma, la littérature, la musique… Je pense que par le biais du divertissement, on peut faire passer des messages assez forts, tout en ne laissant pas le lecteur sur le banc de touche. Il faut jouer avec lui, le solliciter.
Je n’ai pas voulu servir un discours trop moralisateur avec « Luisa » (du moins, pas d’une manière directe). On a une situation surnaturelle qui m’a permis de trouver un ton léger et accessible afin de mettre le doigt sur des sujets plus lourds comme le renoncement, l’acceptation de soi, l’ambition, les discriminations, l’homophobie…
S’il y a une morale, c’est au lecteur de la définir. Moi je ne suis là que pour poser des questions, l’interpeller… à lui de trouver ses propres réponses.
Au début de l’entretien, vous parlez de parutions pour 2017 ; est-il possible d’en savoir plus ?
Il s’agit d’un projet signé chez Delcourt. Le titre est encore provisoire, je peux juste dire que c’est en collaboration avec une scénariste. Ce sera un roman graphique dont l’histoire se passe sous l’occupation, en 1943, à Paris. Je suis en train de terminer le story-board.
Mille mercis spatio-temporels à Carole Maurel pour sa disponibilité.
Vous pouvez suivre son actualité sur son blog et la rencontrer à Nantes le 21 mai à La Mystérieuse Librairie, le 27 mai à Boulogne au Comptoir de la BD et lors des festivals de Caen (28 et 29 mai) et de Vannes (10-11 juin).
Brigh BARBER
« Luisa, ici et là  » par Carole Maurel
 Éditions La Boîte à bulles (32 €) — ISBN : 978-2-84953-226-3