Spécial « horreur au féminin » chez Delcourt

Certes, la collection Contrebande de Delcourt contient déjà quelques figures féminines attenantes au genre horrifique, avec des séries comme « Fatale » ou « The Sword »… Mais Josephine et Dara doivent désormais compter Lucy Loyd et Rachel Beck parmi leurs rangs, les éditions Delcourt venant de publier deux albums mettant en scène ces femmes d’exception…

« Rachel Rising T1 : L’Ombre de la mort » par Terry Moore

Revoilà notre cher Terry Moore avec cette nouvelle série en cours de publication aux États-Unis et dont les droits viennent déjà d’être achetés en vue d’une adaptation en série TV produite par Lloyd Levin et Ben Roberts (qui n’en sont pas à leur premier coup d’essai, avec « Watchmen », « Hellboy » et « The Walking Dead »). Il serait faux ou réducteur de penser que Terry Moore glisse petit à petit dans des univers de moins en moins légers, auteur d’un soap opera doucereux qui aurait évolué vers la SF puis l’horreur, trois genres allant graduellement dans la noirceur. « Strangers in Paradise », malgré ses moments de tendresse et d’humour, contenait aussi des scènes d’une grande violence ou d’une noirceur absolue. « Echo » se penchait sur une dimension technologique et surnaturelle sans pour autant oublier la dimension psychologique des personnages. Et dans « Rachel Rising », malgré certains passages tout à fait angoissants et un contexte horrifique pesant, nous retrouvons néanmoins l’humour et l’empathie de l’auteur. Terry Moore reste Terry Moore, donc, évoluant dans des genres différents sans jamais perdre la quintessence de son expression ni l’esprit créatif et humaniste qui l’habite depuis toujours : il y a dans « Rachel Rising » tout ce que nous aimons de lui, indubitablement…

 

Nous retrouvons donc ici son goût pour l’alternance d’ambiances et de propos opérant dans des contrastes nuancés, l’émotion prenant la relève de l’humour, de l’angoisse, de la violence ou de la tendresse dans des séquences remarquablement bien amenées en termes de transition et de richesse narrative. Le personnage principal est une femme, bien sûr, Terry Moore étant toujours bien plus intéressé par la sensibilité féminine que par celle de ses congénères masculins ; après Katchoo, Francine et Julie, il dresse à nouveau un magnifique portrait de femme en la personne de Rachel Beck, terriblement touchante et laissant transparaître une grande profondeur humaine. Terry Moore a un talent fou, pour ça… Cette dimension humaine, psychologique, sensible, émotionnelle, reste au premier plan quoi qu’il arrive, l’action ou le genre n’étant pas les sujets principaux mais des contextes où évoluent les personnages. Autre qualité une nouvelle fois présente, le dessin de Moore, à la fois doux et puissant, joliment ciselé tout en restant souple, nous offrant des visions en noir et blanc d’une grande beauté… Enfin, l’art narratif qui le passionne tant et qu’il adore explorer s’exprime notamment ici par un procédé aussi efficace que discret : au-delà du découpage et de la séquence, du cadrage et de l’ellipse, il y a les intercases  et les bords des planches qui subissent d’infimes et subtils changements selon l’action. Généralement noirs, ces espaces entre les cases deviennent blancs vers le centre de la planche ou s’ouvrent sur le blanc lorsqu’il s’agit d’une scène du passé. Noir, blanc : deux valeurs qui font écho au thème de la série où la vie et la mort sont en confrontation, le passage de l’une à l’autre n’étant plus définitif mais constamment en jeu.

Avec Terry Moore, nous pouvions être sûrs que le genre horrifique ne serait pas inscrit dans le sceau de la facilité et que cet auteur sensible saurait en tirer quelque chose de bien spécifique, échappant à certains clichés… C’est bien le cas, puisqu’avec « Rachel Rising » il enrichit même le mythe du zombie en explorant une facette où le mort-vivant n’en est pas vraiment un : il s’agirait plutôt d’un dysfonctionnement de la réalité de vie et de mort, les deux pouvant se « chevaucher », en quelque sorte… Rachel est vivante alors qu’elle devrait être morte, terrible postulat. Les éléments véhiculant l’horreur se situent plus dans un esprit de froideur réaliste que dans un déferlement d’hémoglobine ; Moore privilégie l’ambiance, les cadrages, les ruptures de ton pour distiller l’angoisse et évite tout sensationnalisme avec un dessin qui reste incroyablement sobre. De cette alchimie naît une atmosphère bien particulière, à la fois calme et étrange, comme celle d’un sous-bois au crépuscule, avec toutes ses exhalaisons, et la matière – terre, bois, pierre – que Moore se plaît à représenter précisément dans les scènes d’épouvante. Plus le temps passe, plus je lis ses œuvres – anciennes ou nouvelles – et plus j’aime Terry Moore. Chacune de ses créations est un petit bijou d’humanité, de talent et de créativité narrative. C’est toujours juste et passionnant. C’est beau. C’est la classe, quoi ! Pour moi l’un des meilleurs auteurs contemporains de comics, tout simplement…

 

« Lucy Loyd’s Nightmare » par Mike Robb et Lucy Loyd

On change d’atmosphère mais pas de genre avec cet album écrit par une certaine Lucy Loyd, auteure présentée comme la « papesse des comics d’horreur ». D’elle nous ne savons rien, pas même sa véritable identité… Mystère ! Est-ce bien une scénariste, serait-ce un homme, ou encore un être hybride venu d’une autre planète ? On peut tout imaginer puisque cet album joue même sur cela, c’est sa constituante : en effet, cette auteure énigmatique apparaît en tant que personnage dans le propre comic qu’elle a écrit, et ce comic est aussi celui que lisent les personnages de l’album, portant le même titre que celui que nous sommes en train de lire. Sachant que toute personne qui lit ce comic semble frappée d’une malédiction le menant à une mort violente, la mise en abîme prend alors une saveur toute particulière ! Un procédé qui a déjà été utilisé en SF et en horreur, certes, mais qui est utilisé ici avec une sorte d’espièglerie féroce très agréable. « C’est… une blague ? » se demande l’un des premiers protagonistes de l’album en parcourant les pages de ce fameux « Lucy Loyd’s Nightmare ». Plus loin, on lira aussi que « les mauvaises blagues sont les meilleures »… Des mauvaises blagues, l’album en est plein, et la succession des récits courts qui se succèdent ici alternent avec jouissance quelques situations « classiques » de l’horreur. Un hommage à peine voilé aux EC Comics, sauf qu’ici ce n’est ni le gardien de la crypte ni la vieille sorcière qui clôt chaque histoire par une vieille morale aussi drôle que pathétique, mais une mystérieuse silhouette coiffée d’une casquette estampillée « LL ». Les dessins du dénommé Mike Robb sont vraiment très plaisants, d’une grande liberté de trait et bénéficiant d’une assez jolie facture. C’est assez chouette à regarder, y a pas à dire ! « Lucy Loyd Nightmare » est une friandise malicieuse et trash qui vous fera passer un bon moment. Alors si vous voulez jouer à « Amuse-toi à me faire peur », n’hésitez pas, achetez cet album maudit pour vivre la malédiction !

Cecil McKINLEY

« Rachel Rising T1 : L’Ombre de la mort » par Terry Moore

Delcourt (13,95€) – ISBN : 978-2-7560-3949-7

« Lucy Loyd’s Nightmare » par Mike Robb et Lucy Loyd

Delcourt (15,95€) – ISBN : 978-2-7560-5417-9

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