Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Spécial « Scalped » : interview de R. M. Guéra et retour sur les T3 & T4
À l’occasion de la première édition de la Paris Comics Expo qui s’est tenue cet automne à l’Espace Champerret, j’ai eu l’honneur de rencontrer R. M. Guéra, le fameux dessinateur de « Scalped », et de l’interviewer pour bdzoom.com. C’est donc cette interview que je vous propose cette semaine, suivie des liens sur les articles que j’avais écrits à propos des T3 et T4 de « Scalped » qu’Urban Comics vient de rééditer au sein de leur refonte intégrale de la série. Un grand merci à Louise Rossignol qui – grâce à sa gentillesse et à son professionnalisme – a permis cette belle rencontre avec Guéra, un artiste et un homme tout à fait passionné et passionnant.
Cecil McKinley Bonjour, Rajko Milosevic Guéra. Je suis enchanté de vous rencontrer. Tout d’abord, je suppose que vous connaissez Jean-Pierre Dionnet…
R. M. Guéra Oui, bien entendu !
McK C’est un bon ami à moi , et je lui ai parlé de vous.
Guéra Dites-lui bien que je respecte énormément son travail ! C’est une référence, pour moi.
McK Eh bien cher Rajko, je dois vous dire que je suis assez fier, car je lui ai fait découvrir « Scalped ». Il ne connaissait pas la série et je lui ai fait lire, lui précisant avoir vu en vous un grand artiste. Et il est tombé d’accord avec moi, disant même qu’en continuant comme cela vous deviendriez un très très grand dessinateur !
Guéra C’est adorable, je suis vraiment très flatté. Tout le monde se montre incroyablement gentil avec moi.
McK Il m’aurait été impossible de ne pas vous le dire ! Je lui ai notamment montré ce dessin en pleine page que je trouve réellement sublime (voir ci-dessous, désolé pour le reflet).
Guéra Merci. Je ne sais pas si les gens le savent, mais j’ai beaucoup pris à l’esthétique tzigane ; je ne suis jamais allé dans des réserves indiennes, mais j’ai passé un an en Serbie au contact de musiciens et de Gitans. C’est une réalité difficile, assez proche de celle de « Scalped », finalement.
McK Vos dessins sur cet arc (« Mères mortes », que j’aime particulièrement) sont terriblement frappants. Votre esthétique est forte mais élégante, loin de toute vulgarité.
Guéra Merci ! C’est en effet cette direction que nous avons essayé de prendre ; nous voulions absolument éviter tout côté morbide. Garder une tension dramatique, une illusion de réalité, mais sans tomber dans une violence gratuite. De temps à autre nous parlons de sujet capitaux avec Jason, nous avons essayé de collaborer au maximum en faisant attention l’un à l’autre. Cela a toujours été capital pour moi, que nous soyons d’accord pour avancer. Avant le scénario ou le dessin, c’est toujours l’histoire qui importe, c’est ce qu’il y a de plus vital. Prenez le film « Heat » de Michael Mann : c’est la minutie qui s’en dégage qui m’impressionne, c’est cela que je veux atteindre. Il faut être frappant, que ce soit efficace et simple à la fois. Ce n’était pas une question d’ego pour nous, nous voulions juste obtenir le meilleur. Ça a vraiment été un coup de chance, de se rencontrer. Nous avons parlé de Bob Dylan, de la vie, de choses comme cela… C’était incroyable, comme une fête qui aurait duré six ans. Nous sommes très différents : Jason est très statique avec une voix basse et posée tandis que moi j’aurais plus tendance à être en permanence en mouvement, avec une voix pleine d’intonations… mais cela fonctionne bien entre nous. Nous nous sommes retrouvés dans une chambre, il y a quelques années, et nous avons parlé, parlé… Nous n’avons fait que ça toute la nuit, et c’est comme ça que nous avons noué des liens.
McK C’était au début du projet ?
Guéra Non, à peu près au milieu, nous avions déjà commencé « Scalped » depuis trois ans, mais nous ne nous étions jamais rencontrés. Jason décrit ces différences dans une postface de « Scalped » : je suis de Serbie, je vis en Espagne et dessine des Amérindiens ; il est d’Alabama, vit à Kansas city et écrit sur les Amérindiens ; et on est publiés par un éditeur new-yorkais, DC Comics. Par extension, son premier assistant était cubain alors qu’il ne comprenait pas l’espagnol, et son propriétaire était bulgare dans un quartier peuplé d’Italiens. Tout ça ne dépend donc pas de la culture, de la couleur ou de ce genre de choses : tout dépend de l’être humain. Tout a changé, on le voit bien au cinéma, avec des films comme « Children of men », « 21 grams », ou des séries TV comme « The Wire » ou « Breaking Bad ». Dans les années 80, les films étaient mauvais, mais à mon avis ça a changé avec « The Last of the Mohicans ». Mais ces dernières années on trouve un chef-d’œuvre par an dans tout ce qui sort, et on revient à ce qui est important, pas l’esbroufe mais l’humain, qui est à la base de tout. Regardez les films d’Alfonso Cuarón ! C’est génial ! Pas bon : génial !
McK Oui, je suis d’accord avec vous. Je suis notamment très impressionné par son « Children of men » qui est pour moi l’un des plus grands films d’anticipation jamais réalisés. C’est si réaliste et impressionnant !
Guéra Oui ! Ou comme dans les films d’Alejandro González, que ce soit « 21 Grams » ou « Babel » : l’humain est au centre de tout, et c’est bouleversant. Bref, c’est une période géniale pour être publié, on se retrouve même comparés à « The Wire » !
McK Est-ce Jason Aaron qui vous a choisi pour dessiner « Scalped », ou est-ce Vertigo qui a fait appel à vous ?
Guéra Non, en fait c’est une drôle d’histoire… J’étais en train de chercher un projet supplémentaire à celui que je menais chez Glénat (en particulier pour le marché américain où je n’étais pas du tout représenté). J’ai donc envoyé mon travail à Will Denis chez DC, et il m’a tout de suite répondu : « Tu veux faire quoi ? ‘Batman’ ? ‘Superman’ ? Fais ton choix ! » Je lui ai répondu qu’il me faudrait quelque chose de modeste, histoire de faire connaissance, et alors il m’a transmis « Scalped ». J’ai tout de suite accepté, car ça me semblait incroyablement prometteur même si dans les premiers mois nous n’avions aucune idée de ce qui allait advenir de ce projet. C’est très facile de trouver quelque chose de bon pour soi ; j’ai tout de suite compris que « Scalped » le serait pour moi, dès la première lecture du script. Je ne voulais pas d’un scénario parfait, j’en voulais un avec du cœur, avec une âme… qui puisse être développé et façonné.
McK Comment avez-vous ressenti ce sujet, au moment où vous l’avez entamé ? Car c’est un univers qui est tout de même très tourmenté…
Guéra Oui, effectivement cela a été assez compliqué… Quand nous parlions du script, nous avions choisi de représenter plus de violence que d’action. Dès le début, avec la fusillade, nous avons pris le parti de ne pas s’en tenir à l’action et de représenter la véritable brutalité des choses. Car dans les réserves du Dakota, une fille sur quatre est violée, une grande majorité dans le cercle familial, la plupart du temps par des cousins. C’est une réalité incroyablement brutale. Nous pensions avoir exagéré, mais en menant des recherches nous avons découvert que la réalité des réserves indiennes est encore pire que ce que nous avions imaginé. Nous n’avons exagéré que peu de fois, finalement. Quand Jason voulait du gore, presque pornographique, je représentais ce qu’il désirait et on enlevait ensuite les planches du récit ; je lui disais : « Faisons dans la violence, mais dénouons les choses sans voyeurisme, ça ne sert à rien de tout montrer. »
McK De toute façon, la plus grande violence vient des personnages eux-mêmes, dans cette œuvre…
Guéra Exactement. Mon travail n’est pas de montrer la violence mais de la mettre en scène, c’est le même travail qu’un peintre : une grande part du sujet est dans le hors champ. C’est ce que j’enseigne aux jeunes artistes dans mes masters class. C’est simple mais capital de le savoir, mais une grande partie des écoles artistiques cache cette information, et les élèves sont donc perdus. Ils ont énormément d’informations, mais aucune formation. Ils savent tout représenter, peuvent composer parfaitement, mais n’ont aucune personnalité. Leurs dessins sont similaires. Il suffirait pourtant de leur montrer la voie. Qu’ils aillent voir des Gitans, qu’ils crient, qu’ils pleurent, qu’ils ressentent !
McK Pouvez-vous nous en dire plus sur votre manière d’aborder le dessin, d’incarner le récit ?
Guéra Mon travail est d’interpréter le scénario, et tant mieux si c’est imparfait : c’est le but. Il faut transporter le lecteur, le porter jusqu’à la dernière page. C’est ça, la magie ! C’est ce que des artistes comme Jijé, Franquin, Moebius ou Jack Davis ont compris. Tu as un espace vide et pourtant il est rempli, comme par grâce. Le problème, maintenant, c’est que tout est trop parfait techniquement, ça manque d’âme ou au contraire devient trop expressif, ça explose. Il faut retrouver un équilibre. Comme dans le film « Amistad » de Spielberg, sur des esclaves noirs sur un bateau. Un des rôles principaux (Anthony Hopkins) dit à un abolitionniste : « Qui es-tu ? » Il commence par lui répondre : « Je suis juge et je fais ceci et cela. » Hopkins l’interrompt : « Quelle est ton histoire ? Tu es un homme noir qui s’est révolté contre la tyrannie, qui s’est levé, qui est devenu juge et a décidé de lutter contre l’oppression des blancs, c’est cela ton histoire, ton identité. Ne me donne pas ton titre, tu es ton histoire. » Fellini aussi fonctionne comme cela, et tous les comics devraient en faire de même. L’humain est imparfait par nature ; le but, c’est l’imperfection : c’est ce qui nous rend intéressants. C’est simple et pourtant on le cache. La culture le cache, elle le réfute. C’est ce que j’aime dans des séries comme « Breaking Bad » ou « The Wire » : les dilemmes et les questions qui en ressortent, quel que soit le niveau de culture ou l’origine des personnages. Devrais-je être une bonne personne et pourquoi ? Que m’arrive-t-il ? C’est leurs histoires qui ressortent, plus que le genre même des histoires . À ce titre, Gaston Lagaffe est parfait : on voit son grand cœur, c’est incroyable, et pourtant Franquin représente une tragédie. Un artiste qui était devenu dépressif, mais qui s’est transcendé par l’art…
McK Wouaouh ! Je ne m’attendais pas à parler de Franquin en venant vous interviewer pour « Scalped » ! Génial ! You are a great man ! Écoutez, Rajko, c’est un véritable plaisir de rencontrer quelqu’un avec une telle sensibilité, une telle ouverture ! Mais aussi quelqu’un qui met autant de lui-même dans son travail, qui met son âme et ses tripes dans son art. Et justement, avec un tel investissement personnel, comment avez-vous ressenti et abordé la longue descente aux enfers des personnages de « Scalped » ?
Guéra C’est une question complexe… je vais tenter d’y répondre au mieux. Pour faire simple, quand tu fais une bonne page, tu ne ressens rien. C’est bon signe parce que cela veut dire que tu as tout donné. C’est comme lorsque tu dessines : il ne faut pas penser au trait, mais il faut le prévoir puis s’occuper de la suite, il ne faut pas y penser au moment même où tu dessines. Après chaque épisode de « Scalped », il me faut un bon mois pour vraiment réaliser ce que j’ai fait. J’ai besoin de Jason ou de Judy pour savoir si ce que je fais est bon. Ils en ont même marre de moi, à force ! Ils me disent : « Mais bien sûr que c’est bon, laisse-nous tranquilles ! » C’est une bénédiction, de pouvoir travailler avec des gens aussi gentils : cela permet de se lever le matin en étant impatient d’aller de l’avant. En cela, le succès est important, ainsi qu’un vrai retour des gens, ce qui est venu de manière inhabituelle pour nous… Ce projet est particulièrement intense…
McK Quels sont vos prochains projets ? Retravaillerez-vous avec Jason Aaron ?
Guéra Oui, nous allons refaire un projet ensemble. Nous en avons parlé début octobre, à New York. Ce sera assez court, un roman graphique, un one shot. Je vais aussi faire des couvertures pour ses projets Marvel. Nous restons très proches, Jason et moi. Sinon, je vais faire des visuels pour le prochain Tarantino (« Django unchained »), je vais faire un numéro d’« Ashes » pour Alex de Campi, et je travaille sur deux scripts… C’est une bonne période, pour moi !
McK Vous ne dormez jamais ?
(Rires)
Guéra Je dors assez peu… Je me lève très tôt, vers 4 heures 30 du matin, et vers 5h00 je suis à ma table avec mon café. Vers 9h00, ma femme revient de l’école où elle a emmené les enfants, puis je fais une petite sieste. J’adore me lever tôt, quand personne n’est là : tu es libre, frais. C’est le moment parfait pour créer !
McK Bon, eh bien merci beaucoup, Mister Guéra. Merci de votre disponibilité et de votre passion communicative !
Guéra Merci à vous, c’était un plaisir !
Pour lire les chroniques que j’avais consacrées aux tomes 3 et 4 de « Scalped » sur bdzoom.com :
« Scalped » T3 : http://www.bdzoom.com/spip.php?article5202
« Scalped » T4 : http://www.bdzoom.com/spip.php?article5331
Cecil McKINLEY
« Scalped » T3 (« Mères mortes ») par R. M. Guéra, Davide Furnó, John Paul Leon et Jason Aaron
Éditions Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7096-5
« Scalped » T4 (« La Rage aux tripes ») par R. M. Guéra, Davide Furnó et Jason Aaron
Éditions Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7097-2