Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Mandrake le magicien » : un conte fantastique noir ! (première partie)
À première vue, « Mandrake le magicien », la série américaine [« Mandrake the Magician »] créée le 11 juin 1934 par le scénariste Lee Falk et le dessinateur Phil Davis, en bande quotidienne pour le King Features Syndicate (à laquelle s’adjoindra une planche dominicale en février 1935), pourrait ressembler à un conte de fées moderne. Le héros éponyme, Mandrake, est un magicien si prodigieux que l’on peut se demander s’il ne jouit pas de pouvoirs surnaturels, tant les illusions qu’il suggère paraissent réelles ; de plus, il quitte rarement son costume de scène bleu foncé avec sa cape noire à revers rouge…
Sa compagne, Narda, est princesse de Cockaigne, un royaume d’Europe centrale, belle et distinguée ; son meilleur ami, Lothar, est un roi africain d’une force colossale, vêtu d’un maillot et d’une peau de léopard, allant pieds nus et parlant un langage rudimentaire caractérisé par des verbes à l’infinitif et l’absence d’articles définis (cependant, il fera de nets progrès sur ce point, au fur et à mesure de l’évolution de la série).
Et ce trio, qui habite une luxueuse propriété (Xanadu) vit des aventures extraordinaires dominées par l’illusion, la mystification et le fantastique, où s’affrontent, selon un scénario classiquement manichéen, le bien et le mal.
La série revêt donc un caractère kitsch assez marqué, encore renforcé par l’unité de ton et le léché des couleurs (elle parut cependant assez longtemps en noir et blanc) et le caractère bien conventionnel du dessin.
Un conte noir
Mais le conte vire assez vite au noir. L’affrontement du bien et du mal ne prend pas ici la forme infantile d’une lutte des bons, dotés de toutes les vertus, contre des méchants aux coupables entreprises. Le mal sourd de l’univers entier comme une menace permanente, et se manifeste sous les formes les plus inattendues. L’univers mandrakien n’est pas manichéen, il est, sinon franchement maléfique, du moins hostile à l’homme. Mandrake fait justice de toute vision anthropocentrique de l’univers, voire de tout humanisme benêt. L’homme y est une proie pour des forces hostiles, en même temps qu’un loup pour ses semblables. Et, finalement, de cette série de prime abord innocente, voire naïve, naît un malaise trouble et indéfinissable.
Un milieu d’origine inquiétant
Le milieu d’origine de Mandrake a de quoi inquiéter. Mandrake n’est pas un magicien comme les autres. Ses capacités d’illusionniste fondées sur un pouvoir hypnotique extraordinaire sont infiniment supérieures à celles de ses pairs. Il les a acquises au Collegium Magikos, installé dans un monastère de l’Himalaya, dont son père, Théron, est le fondateur et maître. De ce centre sont sortis bien d’autres magiciens, condisciples de Mandrake. Certains, dédaigneux des enseignements moraux de Théron, utilisent leurs pouvoirs à des fins délictueuses, voire criminelles. Tel est le cas du Cobra, mégalomane particulièrement dangereux aspirant à la domination du monde, et de Derek, respectivement demi-frère aîné et frère jumeau de Mandrake, d’Aleena l’Enchanteresse, d’Erkadnam (double inversé et maléfique de Mandrake), de Swami  et de Bean devenus escrocs, du Chameau d’argile, voleur. Seul Mandrake peut venir à bout de ces condisciples devenus ses rivaux criminels.
Des malfaiteurs illusionnistes et mystificateurs
Ils ne sont pas les seuls malfaisants. L’univers mandrakien grouille de bandits. S’ils ne sont pas magiciens, ils ont au moins un point commun avec les illusionnistes, celui d’user de mystification.
Très souvent, Mandrake et la police sont confrontés à des escrocs dont la supercherie repose sur la manipulation de l’imagination et l’illusion visuelle.
Ainsi en est-il de Cog, pseudo-inventeur qui abuse de riches clients en leur vendant un prétendu robot androïde parfait, lequel n’est autre que sa complice, de voleurs d’immeubles de standing qui persuadent leurs victimes qu’ils se déplacent tour à tour en tapis volant et en cheval ailé, d’un malfaiteur qui réussit à donner l’illusion, à ses victimes, qu’il les rapetisse à la dimension de poupées grâce à un procédé optique, d’un duo d’escrocs qui vend à sir Harry (riche ami de Mandrake), un îlot prétendument peuplé de centaures, ou encore d’un photographe jouant sur les superstitions animistes à l’égard de la photographie.
Ces malfaiteurs sont de simples voleurs qui savent habilement manipuler les impressions sensorielles, les fantasmes et les peurs de leurs concitoyens. Ils constituent l’une des catégories de malfaisants de l’univers mandrakien. Ils révèlent que l’homme est un être faible, vulnérable, et, avec cela, toujours prêt à exploiter sans vergogne cette faiblesse chez ses semblables.
Des hommes aigris devenus des criminels mégalomanes
Une autre catégorie est constituée par des hommes que le mépris, le rejet ou la violence de leurs semblables ont pervertis, les rendant à la fois misanthropes, mégalomanes et cruels. Ainsi, Mandrake sera-t-il amené à affronter Mr Jay, milliardaire qui collectionne les espèces d’êtres (inanimés comme vivants) les plus beaux du monde pour compenser la meurtrissure morale que lui provoquent sa laideur repoussante et la répulsion qu’elle suscite chez les autres, Grimes, astronaute déçu de n’avoir pas été sélectionné pour une expédition lunaire, et qui cherche à se venger de ses rivaux et de ses supérieurs, Tyler, un acteur prometteur qui se venge des producteurs qui ont brisé sa carrière, Betta, la sorcière de la jungle, ancienne servante méprisée et contrariée dans ses rêves d’ascension sociale, mais devenue puissante et redoutable, Marko, savant génial que sa laideur a isolé de ses concitoyens hostiles, Loro, lynché et chassé de son pays pour une peccadille de jeunesse, et qui y est revenu comme le maître tout-puissant après avoir fait perdre la mémoire à tous ses habitants au moyen d’une poudre maléfique diluée dans l’eau qu’ils consomment, et même Bouton d’or, dauphin particulièrement intelligent et doué de la parole, désireux de se venger des hommes qui l’ont humilié en se créant un empire sous-marin, entre bien d’autres.
Peuvent se rattacher à cette vaste catégorie certains chefs d’État mégalomanes et paranoïaques, tels Bartun, roi de Bartavie décidé à épouser Narda malgré elle, ou Grax, dictateur déchu, qui, dans une île qu’il a su rendre tabou aux indigènes locaux, confectionne, avec l’aide forcée de savants captifs, l’arme nucléaire qui assurera sa restauration .
Tous ceux-là nous montrent que l’homme est un loup pour l’homme, que les relations interhumaines sont caractérisées par une violence fondamentale qui se nourrit d’elle-même et transforme les plus faibles et les vaincus de cette lutte pour la vie en monstres, justement en raison de leur faiblesse, trop humaine.
L’homme est donc un ennemi naturel pour ses semblables comme pour lui-même, car son agressivité, le cas échéant amplifiée par la soif de revanche, de reconnaissance et d’affirmation par la domination, le mène à la folie, au crime et à sa propre destruction.
Cela dit, le danger de destruction majeure ne provient pas toujours d’hommes pervers ou sans scrupules.
Il émane quelquefois de gens irréprochables, tel ce biologiste qui, par accident, fait grossir démesurément des insectes et autres invertébrés (on songe à « Tarantula », sorti en 1955, à l’apogée de « Mandrake le magicien »).
(À suivre)
Yves MOREL
Note : les extraits de « Mandrake le magicien » en noir et blanc proviennent des trois albums de Phil Davis et Lee Falk édités par Clair de lune entre février et décembre 2012, reprenant les strips quotidiens publiés entre 1950 et 1961 ; ceux en couleurs ont été repris dans les n° 950 (du 30 août 1970) à 1064 (du 5 novembre 1972) du Journal de Mickey.
bonjour,
exellente série mandrake le magicien.
y a t’il une belle édition en vue?
merci de votre réponse.
Hélas, rien en vue pour le moment… Peut-être que cet article et vos réactions donneront des idées à nos chers éditeurs…. On ne sait jamais !
Bien cordialement
La rédaction
Soleil avait édité des intégrales autrefois … !
ça ne serait pas mal d’avoir Mandrake adapté au cinéma !
J’avais lu plusieurs histoires dans le journal de Mickey quand j’etais enfant. Comme je souhaite encore avoir tous ces journaux. Messieurs les editeurs, une nouvelle edition avec toutes ces planches en couleur publiees dans Mickey au debut des annees 70. Cela ferait beaucoup d’heureux.
Je partage le sentiment de Catherine. J’ai beaucoup aimé dans mon enfance la version en couleur publiée dans Le Journal de Mickey : ligne très pure et couleurs sobres qui ne faisaient rien perdre de la lisibilité du tait ni de sa limpidité. Il serait heureux qu’une bonne édition de cette version puisse voir le jour dans un beau format.
Effectivement je Journal de Mickey fut l’initiateur, mais vous auriez pu mentionner que pendant des années les Editions des Remparts ont publié les bandes de KFS (Mandrake, le Fantôme et Flash Gordon, mais aussi Rip Kirby et quelques autres) en petits Formats / périodiques qui ont fait le bonheur des collectionneurs pendant de nombreuses années. Vous auriez pu également mentionner les albums Hachette, ceux de Futuropolis, ceux de Glénat et les deux albums grand format des susnommées Editions des Remparts. Mais effectivement il est dommage qu’aucun éditeur francophone digne de ce nom n’ait pu compléter une intégrale digne de ce nom, au moins de la période Phil Davis, la suite par Fred Fredericks étant moins intéressante, tant graphiquement que scénaristiquement.