« The Wrenchies » par Farel Dalrymple

Il y a des bandes dessinées qui redonnent sa valeur à ce que d’aucuns appellent la culture de l’imaginaire ; des œuvres faisant de l’imagination non pas un style mais l’un des acteurs effectifs de sa nature fictionnelle… Dans ce roman graphique de 300 pages, Farel Dalrymple utilise une narration à tiroirs où s’entrechoquent réalité et fiction, présent et futur, enfance et âge adulte, dans un questionnement sur la construction de notre place en ce monde tout autant que sur le rôle des créateurs et des lecteurs…

Alors évidemment, quand on lit l’accroche éditoriale reprenant la critique de Mike Mignola sur cet album (« Fabuleux. Le dessin est magnifique, les personnages géniaux – il y a à peu près tout ce que je pourrais attendre d’un roman graphique. »), on se dit : « Bon, ouais, qu’écrire après ça ? » Alors évidemment, on peut se dire que ce n’est pas parce que Mignola affirme quelque chose que c’est forcément parole d’évangile – il est bien placé pour parler, certes, mais même les plus grands peuvent avoir leurs petites coquetteries incompréhensibles. Et puis évidemment, quand on lit « The Wrenchies », on se rend compte qu’outre les goûts de chacun, Mignola ne s’est pas trompé. Avec ce roman graphique (un terme que je mets plutôt en veilleuse généralement, car il ne veut plus rien dire à force de l’associer à n’importe quelle bande dessinée de plus de 48 pages, mais ici c’est le cas), Dalrymple explore les méandres de la fiction, de ses créateurs, de ses créatures et de son public à travers une fable SF qui revêt aussi le visage d’un conte initiatique… Débutant sur le thème du terrier d’« Alice » et développant une aventure fantastique, cette œuvre bascule ensuite plusieurs fois dans des strates de réalités différentes finissant par se rejoindre pour échafauder le dénouement ; mais entre le début et la fin, il se sera passer bien des choses qui vont ouvrir – de manière kaléidoscopique et en utilisant la mise en abîme – d’autres regards et d’autres compréhension sur ce qu’on est en train de lire.

Synchronicité… Il y a quelques jours, j’écrivais ici-même un article sur « Tropikal Mambo » de Carlos Nine où le personnage voulait tuer son créateur (un thème semblant certes classique, mais plus rarement utilisé et réussi qu’on ne le croit). Ici, les personnages de comics (un groupe d’enfants-héros dénommés The Wrenchies) créés par l’un des protagonistes de cet album veulent mettre leur créateur hors d’état de nuire car ce dernier a généré les shadowsmen, redoutables créatures de la nuit qui infectent les enfants pour se reproduire ; en parallèle, dans la réalité, il y a Hollis, un enfant souffrant d’embonpoint, faisant encore pipi au lit, timide et mal dans sa peau, qui rêve en lisant ce fameux comic des « Wrenchies », littéralement aspiré dans leurs aventures et combattant avec eux la menace des shadowsmen. Ces chocs entre trois réalités engendrent un récit tentaculaire où émergent dans le même temps des pensées, des paroles, sur des valeurs fondamentales. Le ton se fait parfois soudainement plus grave, et résonne en nous. Car il n’est pas seulement question ici d’un questionnement sur le difficile passage à l’âge adulte, qu’incarne parfaitement le jeune Hollis ; cette épopée de l’imaginaire serait plutôt le portrait d’une génération vivant dans un monde impossible et violent, au point de vouloir s’échapper de la réalité grâce aux créations des artistes… Ce phénomène n’est pas nouveau, prenant une ampleur conséquente au XXe siècle, mais on sent ici que Dalrymple semble vouloir s’adresser aux enfants et aux adolescents d’aujourd’hui, pour leur signifier qu’il y a au moins une personne qui comprend leurs craintes sur leur devenir en ce monde si violent et compliqué.

Autour du passage à l’âge adulte, de nombreux sujets inhérents à ce que vivent les jeunes et qui construit leur futur sont aussi exprimés, comme la pollution, la malbouffe, l’addiction aux jeux vidéo… On voit un homme devant une télévision, dans le désert, dont il ne reste plus rien que le crâne émergeant de son scaphandre, mort. Çà et là, constats et sentiments se mêlent à l’action pour questionner l’ensemble de ce qui est ici créé, mais aussi l’intention de l’auteur qui l’a créé. Les auteurs et artistes veulent-ils changé le monde tout en sachant qu’ils ne le peuvent pas, développant des univers confrontés à la noirceur, ou bien les lecteurs ont-ils besoin des œuvres pour à la fois échapper au monde tout en se construisant aussi dans la fiction ? Cela pourrait bien être tout et rien de cela… On pourrait étendre encore d’autres possibilités de boucles de réflexions telles que celles-ci, mais je m’arrêterai là pour mieux vous laisser ressentir par vous-même toute la richesse de ce récit. On sent une grande bienveillance, chez Dalrymple, et un véritable talent qui donne lieu à de belles trouvailles, comme ce flip book intervenant sur une séquence bien précise…. Le ton est aigre-doux, mais il ne juge pas et encourage à faire face à la vie. L’ensemble se lit avec grand plaisir, en partie grâce au style graphique de Dalrymple, très séduisant dans son trait et ses couleurs, mais aussi à l’évolution du récit qui devient petit à petit un véritable voyage intérieur, plein d’intelligence et de délicatesse… Ce voyage, je ne peux que vous le conseiller si vous avez envie d’un dépaysement de qualité ; ce à quoi nous accédons vers le tiers de la lecture nous embarque dans une aventure narrative qui va au-delà de celle d’un simple groupe de jeunes à la sauce SF. Il y a de la poésie, surtout. De celle que l’on rencontre dans les contes de science-fiction qui s’attachent avant tout au cœur des êtres.

Cecil McKINLEY

« The Wrenchies » par Farel Dalrymple

Éditions Delcourt (17,95€) – ISBN : 978-2-7560-8016-1

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2 réponses à « The Wrenchies » par Farel Dalrymple

  1. JC Lebourdais dit :

    La description que tu fais et les thèmes me font immediatement penser a Peter Pan (la nouvelle de Matthew Barrie, pas la bouillie de Disney). A voir si la copie vaut mieux que l’original.

    • Bonjour JC,

      Vous avez compris des choses que je n’ai pas écrites, ce qui arrive : ceci n’est en rien une variante de « Peter Pan », ne vous attendez donc pas à devoir comparer « la copie à l’original ». Le passage à l’âge adulte n’a pas été exprimé que dans l’œuvre de Barrie, comme ici où il s’agit de toute autre chose : le héros ne refuse pas d’être adulte, il apprend à l’être, tout simplement…Il s’agit plus d’un rite concret que d’une rêverie fantasmatique pour échapper au réel…

      Bien à vous,

      Cecil

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