« Judge Dredd : Origines » par Carlos Ezquerra, Kev Walker et John Wagner

Attention, événement ! « Judge Dredd » revient en France, et cette fois-ci c’est pour de bon ! Yes, Sir ! À la veille des 40 ans de la revue 2000 A.D. (dont le premier « prog » sortit en février 1977), les éditions Delirium amorcent une mise en lumière sans précédent du personnage emblématique de ce magazine non moins emblématique, avec l’édition d’inédits de ce titre mais aussi une réédition intégrale – et enfin digne de ce nom – de la série originale. Attention, événement !

En France, « Judge Dredd » est apparu de manière très succincte au début des années 1980, tout d’abord dans les kiosques via des petits formats comme Super Force et Janus Stark Spécial ou dans la revue Métal Hurlant avant d’obtenir son propre titre chez Arédit/Artima (16 numéros parus entre 1984 et 1986). Côté édition, il n’y eut guère que deux albums durant cette période, publiés en 1982-83 par les Humanoïdes Associés. Puis pratiquement une décennie de silence avant de revenir dans trois albums aux Éditions Comics USA ou dans la série des « Légendes des Méga-Cités » chez Arboris, par exemple… Bref, peu de choses, finalement, avant d’avoir enfin droit à une édition intégrale de la série originelle chez Soleil (4 gros volumes en noir et blanc parus entre 2011 et 2013), mais, ô rage ô désespoir, cette intégrale fut une véritable catastrophe, capable de repousser même les fans les plus pragmatiques : en effet, outre qu’il soit incompréhensible qu’une telle première édition intégrale en France n’ait bénéficié d’aucun appareil critique, d’aucun dossier revenant sur la série, sur ses auteurs et sur 2000 A.D. (ce qui – de surcroît – aurait été le minimum syndical afin de faire découvrir cette œuvre à de nouveaux lecteurs), ces albums sont tout bonnement illisibles à cause d’un texte tellement truffé de fautes d’orthographe, de syntaxe et de ponctuation que la lecture en devient pénible, consternante, voire épuisante, puis impossible, obligeant à refermer l’album sans aller plus avant, un petit pincement au cœur et une rage sourde en l’arrière du cerveau… Quel immense et dramatique gâchis !!! C’est en partie en réaction à ces éditions successives qui ne furent que sporadiques ou ratées et à l’« adaptation » cinématographique calamiteuse qui a totalement dénaturé cette œuvre que les éditions Delirium ont décidé de frapper un grand coup afin de réhabiliter ce personnage et cette série qui demeurent historiques dans le paysage des comics britanniques modernes…

Comme toujours, les éditions Delirium envisagent leurs publications avec passion et sérieux, soucieux de présenter aux lecteurs des albums à la fois beaux et intéressants. Cette phase de réhabilitation de « Judge Dredd » a été mûrement réfléchie, se déployant en deux axes : d’une part des épisodes assez contemporains inédits en France afin de combler les fans mais aussi de toucher un nouveau public en lui faisant découvrir cet univers (ce premier et bien nommé « Origines » nous permet de connaître les racines du personnage et du monde inventé par Wagner), d’autre part une réédition intégrale de la série originelle remise en majesté dans de gros volumes de plus de 300 pages sur papier couché, bénéficiant d’une bonne traduction et d’un appareil critique conséquent, reprenant à l’identique les planches noir et blanc et couleurs de la série telle que publiée dans 2000 A.D. Détail important : pour la première fois, les épisodes qui furent censurés à partir du vol.2 seront repris dans cette vraie et belle édition intégrale qui constituera donc un véritable socle référentiel pour les fans de longue date et une découverte extraordinaire pour les nouvelles générations de lecteurs. 4 premiers volumes sont d’ores et déjà au programme (un album par an, le premier étant prévu pour novembre 2016, je vous en parlerai ici même, bien sûr !), mais la publication de volumes ultérieurs est aussi envisagée… À suivre, donc !

Pour l’instant, nous avons cette première salve avec « Judge Dredd : Origines », réalisé par le duo historique qui inventa la série : John Wagner et Carlos Ezquerra ; que ces deux-là soient revenus aux origines de leur univers 30 ans après l’avoir échafaudé, voilà qui est assez plaisant (ces épisodes parurent en 2007-2008) ! Revenant sur les origines du monde post-apocalyptique des Méga-Cités et sur la « naissance » des nouveaux juges (dont notre fameux Judge Dredd), cet album est donc l’occasion unique d’approfondir notre connaissance de cette œuvre, de mieux en comprendre la nature. Car pour beaucoup (et c’est en cela que le film avec Stallone a été si désastreux et préjudiciable pour l’image du personnage), Judge Dredd n’est qu’un justicier ultra-violent, héros plus qu’ambigu drainant de sales valeurs, agissant au nom de la loi sans réfléchir une seconde à son bien-fondé ou non. La réalité est bien plus complexe que cela, bien sûr, Wagner étant aux antipodes de l’auteur fascisant ! Car 1977, la Grande-Bretagne… ça ne vous rappelle rien ? L’émergence du mouvement punk, en réaction à une société de plus en plus thatcherienne… Mais cette révolte sociale et culturelle ne se situa pas seulement dans la musique de groupes tels que les Sex Pistols, elle s’exprima aussi dans de multiples territoires intellectuels et artistiques, dont la bande dessinée, bien sûr… Toute une génération, dont Bryan Talbot, par exemple, contesta dans ses bandes dessinées l’ordre social tel qu’il s’articulait alors, parfois sous le sceau de la SF ou de l’anticipation, comme dans cette nouvelle revue dénommée… 2000 A.D., créée par Pat Mills. Comme souvent, lorsque la contestation humaniste se veut forte, la réaction de l’establishment cherche à décrédibiliser – voire à diffamer en inversant les rôles – les contestataires du système (on l’a encore vu la semaine dernière avec les EC Comics). À travers leurs œuvres, des scénaristes comme Pat Mills et John Wagner ont bousculé et dérangé la bien-pensance, heurté l’hypocrisie ambiante, dénoncé l’intolérable dans un humanisme engagé et sans concession, cherchant à déclencher la réflexion et une certaine prise de conscience chez leur lecteurs. Ainsi, l’univers glacial et criminel de « Judge Dredd » n’est pas une apologie de la violence mais bien une charge extraordinaire envers ce que l’humain est capable de faire en termes d’inhumanité, l’auteur utilisant parfois un humour trash afin de ne pas totalement effondrer le lecteur, le maintenant plutôt dans une énergie de révolte légitime. Mais je reviendrai sur tout ceci lors de la sortie du premier album de l’intégrale cet automne (faut en garder un peu pour la suite, hein !).

Après un prologue très joliment dessiné par Kev Walker, cet album nous plonge dans une enquête ayant un rapport direct avec le Juge Fargo, le premier des néo-juges. Une figure emblématique, donc, et un destin sur lequel Judge Dredd revient en détail, déployant la chronologie des événements qui ont fait que le monde est devenu ce qu’il est : un enfer… Comme toujours dans « Judge Dredd », au début on est accroché par l’action, on sourit ou on flippe selon les moments, et puis tout finit par déraper (ni vu ni connu) dans des strates de faits, d’actions ou de paroles qui expriment avec férocité et lucidité abrupte une critique salvatrice et nécessaire des dysfonctionnements de notre système politique, social, économique, éthique et judiciaire. Le véritable sujet de « Judge Dredd », c’est bien l’éthique dans l’équilibre – ou le déséquilibre, plutôt – des choses. Dans « Origines », ce sont donc les racines du mal qui nous sont présentées, une genèse qui questionne radicalement les rapports de pouvoirs entre politique et justice en mettant à plat ce qui doit prévaloir afin d’extirper le monde du chaos ; la justice doit-elle – peut-elle – mettre un président fou dangereux hors d’état de nuire, au nom de l’humanité ? Comme toujours avec « Judge Dredd », un certain écho se fait sentir avec la triste réalité de notre monde actuel… Espérons qu’avec cet album et les suivants, l’image et la nature de ce personnage et de cette série seront de mieux en mieux comprises en France, réenvisagées même comme une parole d’un contre-pouvoir ne pouvant qu’être bienvenu si l’on veut que notre monde ne ressemble pas à celui de Dredd (même si l’on a parfois froid dans le dos quand on voit que certains éléments effroyables de cette fiction sont apparus ou se sont renforcés dans notre monde réel seulement quelques années ou décennies après leur création…). On ne peut que remercier chaleureusement et admirativement les éditions Delirium pour cet acte éditorial majeur et pour ainsi dire patrimonial, comblant un manque évident. Au nom de la loi, bravo !

Cecil McKINLEY

« Judge Dredd : Origines » par Carlos Ezquerra, Kev Walker et John Wagner

Éditions Delirium (23,90€) – ISBN : 979-10-90916-26-5

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5 réponses à « Judge Dredd : Origines » par Carlos Ezquerra, Kev Walker et John Wagner

  1. SERIAL dit :

    Bonjour et une fois de plus félicitations pour vos articles!
    Ma question est :
    les inédits contemporains vont ils être en doublon si l’édition intégrale se poursuit après les 4 albums annoncés de la série originelle?
    Ayant déja acheté toutes les éditions précédentes, autant anticipé avant de racheter plusieurs fois les mêmes épisodes, même pour un ultra fan du Judge, ça fait beaucoup a force.
    Rogue Trooper serait aussi une bonne idée de la part de Delirium.

    Qu’avez vous pensé du film récent « Dredd »? Perso j’ai bien aimé.
    Cordialement.

    • Bonjour Serial,

      Merci pour votre gentil commentaire, et désolé pour ce retard de réponse, mais le chemin jusqu’à Mega-City One a été long et dangereux… Mais j’ai enfin pu parler au Dredd. Voici sa réponse: « Oui, il y a certes un risque de doublon… mais d’ici une trentaine d’années pour ‘Origines’, par exemple, au rythme d’une intégrale par an dans l’ordre chronologique… A priori, ne vont pas être publiées séparément des choses qui vont arriver dans les intégrales avant… minimum 7 ou 8 ans. Après, la visibilité est assez floue, je le crains! »
      Voilà, cher Serial… je ne peux vous en dire plus, mais cela précise un peu les choses !
      Je n’ai pas vu le film dont vous parlez et ne peux donc rien en dire…

      Bien à vous,

      Cecil

  2. Michel Dartay dit :

    C’est dommage, Rogue Trooper a notamment publié des planches du dessinateur des Watchmen, bien avant qu’il n’obtienne une célébrité mondiale…. et la série n’a je crois jamais été traduite par chez nous!

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