« Monsieur Mardi-Gras Descendres : l’intégrale » par Éric Liberge

Fable philosophique et macabre, la saga « Monsieur Mardi-Gras Descendres » est un récit particulièrement dense, débuté par Éric Liberge en 1998 aux éditions Zone créative, et réédité chez Dupuis à partir de 2004. Le lecteur, sans crainte de tomber sur un os, pouvait y suivre les états d’âmes et les nombreuses péripéties vécues par Victor Tourterelle, un ex-cartographe mort accidentellement rebaptisé Monsieur Mardi-Gras Descendres et errant dans un étrange Purgatoire. Achevée par un 4ème tome en 2005, cette série est aujourd’hui doublement remise à l’honneur suite à sa republication en intégrale (complétée d’un entretien avec l’auteur et d’un portfolio) ainsi que par l’adjonction d’un prologue (devenu le tome 0) consacré à un important personnage secondaire : « Le Facteur Cratophane ».

L'une des premières planches du tome 1

Projet loufoque né dans les cahiers d’école de Liberge – âgé de 12 ans – dès 1977, à une époque où s’ouvrent de nouveaux horizons graphiques via le journal Métal Hurlant et la science-fiction, cette série ne prendra corps qu’à partir de 1996, alors que l’auteur travaille encore comme représentant pour l’industrie du verre dans les pays de langue allemande. Quatre albums, « Bienvenue ! » (en 1998), « Le Télescope de Charon » (éditions Pointe Noire, 2000) et « Le Pays des larmes » (Pointe Noire, 2001) permettront successivement aux lecteurs d’admirer la virtuosité graphique de Liberge : ce dernier multiplie en effet les vastes compositions chargées en détails (sans compter les très nombreux squelettes…), complétées par des effets de noir et blanc conjuguant encrages, dilutions, lavis, mélanges de brous de noix et autres techniques risquées sur d’aussi grands formats. Ces trois premiers titres seront proposés en version colorisée en 2004 et 2005, sans que cette nouvelle mouture ne satisfasse réellement les aficionados de la première heure. Désireux de se renouveler, Liberge optera enfin pour des tonalités plus éthérées dans le tome 4 (« Le Vaccin de la résurrection »), réalisé pour Dupuis à partir de 2002 et paru en 2005.

Les quatre versions successives de la couverture du tome 1 (Bienvenue ! - 1998, Zone créative)

Le tome 1 en 2000 (Pointe Noire)

Réédition du tome 1 en 2003 (Pointe Noire)

Le tome 1 dans sa version Dupuis 2004

Éric Liberge ne se cantonne pas au seul dessin des os. En collaboration avec un scénariste ou en auteur complet, son envie d’éclectisme le pousse à explorer de nouveaux univers : aventures pirates matinées de steampunk, Antiquité, 18e siècle, Seconde Guerre mondiale, époque contemporaine, biographies (Camille Claudel, Alan Turing…). Une quête constante de renouvellement qui lui a permis, entre autres, de réaliser des albums pour le musée du Louvre et le château de Versailles. Cette variété d’horizons narratifs lui permet d’explorer son trait à chaque album, afin d’épouser au mieux l’atmosphère du projet abordé. Ainsi ne se fige-t-il pas dans une seule technique graphique, contraignant l’usage monotone des mêmes outils. Tout ce qui trace peut servir à l’encrage de la planche. Du stylo bille au stylo plume, de la plume traditionnelle au pinceau, ces fréquents changements d’outils permettent l’expérimentation, nécessaire à la découverte de soi. Adepte de la couleur directe lorsque celle-ci est possible, il affectionne l’aquarelle et reste persuadé que l’auteur doit faire ses propres couleurs, qui sont la continuation logique du trait qu’il a développé en noir et blanc. En marge de la bande dessinée, Éric Liberge produit beaucoup d’illustrations en grand format, issues des univers de ses albums, et expose dans les festivals qui l’invitent à dédicacer. En 2009, sa ville natale Enghien-les-Bains lui a consacré une rétrospective, « 10 ans de chair et d’os ».

Le tome 2 (Le Télescope de Charon ; 2000 - Pointe Noire)

Réédition du tome 2 en 2002 (Pointe Noire)

Réédition du tome 2 en 2004 (Dupuis)

Univers aussi dantesque spatialement que celui des « Cités Obscures » (par Benoît Peeters et François Schuiten) et aussi décalé que celui de « Julius Corentin Acquefacques » selon Marc-Antoine Mathieu, le monde de « Monsieur Mardi-Gras Descendres » est d’abord – par son titre – un clin d’œil à des personnages inquiétants tels le Baron Samedi du vaudou haïtien. En Louisiane comme en France, les fêtes catholiques alternent périodes carnavalesques et temps de contritions ou de pénitence : ainsi du mercredi des Cendres, lendemain du Mardi gras et marque du début du Carême. Dans le premier album de la série, le héros Victor Édouard Georges Tourterelle (qui est mort dans la nuit du 11 au 12 février 1997 en glissant sur la petite voiture oubliée par son fils Thimotée dans la salle de bains !) hérite donc du patronyme « Mardi-Gras Descendres »… car il est décédé à minuit exactement, entre Mardi Gras et le mercredi des Cendres. À partir de la fin du tome 1, il se singularisera par un crâne en moulin à café, ce dernier élément ayant l’extraordinaire vertu de réveiller, sinon les morts, du moins leurs souvenirs humains. Au fil des planches, Descendres va os-tensiblement se rebeller, remettre en cause la dictature exercée par le Grand Septuagésime et hériter d’une mission – jugée impossible – confiée par les membres dissidents de la secrète Corniche : pour avoir une chance de récupérer son âme humaine, il doit cartographier l’ensemble du Purgatoire à l’aide du télescope de Charon, un engin qui sert depuis des siècles à l’affectation des nouvelles incarnations terrestres.

Planche 4 du tome 2 (version colorisée de 2004)

Ex-libris proposé par Hobby Folie en 2004

Illustration originale pour la couverture du tome 1 (version 2004)

"Facteur et son vélo". Couverture Refrigerium. Aquarelle et encre de chine, 80 x 60 cm.

Au fil des couvertures concoctées pour la série se dévoilent divers indices et thèmes narratifs à l’évidence incontournables : le rapport aux Enfers mythologiques (la barque du Nocher Charon) ; la solitude et le désarroi ; la relation mémorielle supposée par l’écrit et l’épistolaire (d’où le rôle-clé joué par l’intrigant Facteur 23, chargé d’accueillir les nouveaux-venus et de leur remettre leur nouvelle identité) ; l’opposition entre science et croyance ; le voyage vers l’au-delà ; la dualité Vie/Mort ; la possible résurrection (symbolique de la salamandre) et le contexte immanquablement Fantastique. Retravaillées plusieurs fois par Liberge en fonction des rééditions successives (en 1998, 2000, 2002 et 2004 rien que pour le tome 1, publié à chaque fois sous une couverture différente ; le tome 1 fut aussi récompensé par le Prix Goscinny en 1999), ces visuels rendent palpables un univers dantesque : fondamentalement attachant par ses digressions métaphysiques et humoristiques, ce dernier se dévoile par touches et détails subtils, en dépit des personnages atrabilaires et d’une intrigue devenue très complexe et parfois nébuleuse dès le tome 2. Aussi cyniques et acides que certaines répliques de « Pierre Tombal » (Cauvin et Hardy), les dialogues de « Monsieur Mardi-Gras Descendres » poussent la réflexion du lecteur bien au-delà de ses repères judéo-chrétiens, entre espace infini et souci quotidien, douleur éternelle et lumière d’espoir. Notre monde terrestre, indirectement caricaturé dans ses excès et ses vices, est devenu si pâle : jamais la mort n’aura en définitive paru aussi vivante.

Couvertures pour les tomes 3 et 4 en 2005 (Dupuis)

Couverture pour une intégrale (2 premiers tomes) chez Pointe Noire en 2001

Le Facteur Cratophane (Dupuis, 2016)

Concluons en redémarrant à zéro avec la nouveauté titrée « Le Facteur Cratophane » : dans un Moyen Âge pieux et sévère, Philibert Étienne ordonne à son subalterne de réécrire les termes de la vie après la mort. Sans savoir qu’il va s’y trouver projeté et y contempler de ses propres yeux sa maudite création : une cité entière faite d’ossements, peuplée de squelettes sans chair mais à la conscience claire, repaire de voleurs et de criminels condamnés à errer sans fin sous un ciel plus noir que l’encre. Précisons que la cratophanie désigne la représentation symbolique du pouvoir… et les lecteurs de la saga baroque d’Éric Liberge savent combien le personnage du facteur est un homme de pouvoir. C’est à sa découverte que nous invite ce copieux prologue (de 152 pages) à « Monsieur Mardi-Gras Descendres », une saga finalement si dense qu’elle n’a décidément vraiment rien… de squelettique.

"La Collecte du Feu Eternel", 55 x 70 cm, encre de chine et aquarelle.

Philippe TOMBLAINE

« Monsieur Mardi-Gras Descendres : l’intégrale »par Éric Liberge
Éditions Dupuis (44,00 €) – ISBN : 978-2800167312

« Monsieur Mardi-Gras Descendres T0 : Le Facteur Cratophane »par Éric Liberge
Éditions Dupuis (25,00 €) – ISBN : 978-2800152998

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