N’hésitez pas à revenir régulièrement sur cet article, puisque nous l’alimenterons, jour après jour, avec tout que nous envoient nos amis dessinateurs, scénaristes, coloristes, libraires, organisateurs de festivals et éditeurs pour vous souhaiter de joyeuses fêtes : et ceci jusqu’à la fin du mois de janvier 2024 !
Lire la suite...« Old Pa Anderson » par Hermann et Yves H.
Enfin nommé Grand Prix au Festival d’Angoulême lors de l’édition mouvementée de janvier 2016, Hermann continue (en bonne compagnie de son fils, Yves H.) une œuvre sachant notamment revisiter les standards, les genres et les périodes mythiques de l’histoire américaine. Après les récents et âpres « Sans pardon » (janvier 2015) et « Jeremiah T34 : Jungle City » (octobre 2015), voici donc « Old Pa Anderson », qui nous replonge dans l’atmosphère de la ségrégation, au cœur des années 1950. Après avoir trop courbé le dos toute sa vie, le vieil Anderson va traquer – huit années après les faits – les assassins blancs de sa petite fille, Lizzie.
Inscrit une nouvelle fois dans la fameuse collection Signé (qui célébrait ses 20 ans en 2014) des éditions du Lombard, « Old Pa Anderson » (imprimé à 16 000 exemplaires et déjà retiré à 10 000) succède donc à « Sans pardon » (2015), « Station 16 » (2014), « Afrika » (2007), « Caatinga » (1997) ainsi que la trilogie USA formée par « The Girl from Ipanema » (2005), « Manhattan Beach 1957 » (2002) et « Liens de sang » en 2000. Nombre de ces titres avaient déjà abordé les thèmes conjugués des relations familiales, des souvenirs douloureux, des amours perdues ou du temps d’avant, de la violence et de la vengeance, de la mémoire et de l’Histoire. Le présent album les conjugue tous, sans pour autant se contenter de ces différentes pistes archétypales. Car, comme tant d’autres personnages en souffrance (ou en révolte) d’Hermann, le grand-père noir antihéros de ce récit n’a plus grand-chose à perdre en tentant de redessiner les contours d’une terrible vérité. Mais lorsque les « Blancs » ont tout pouvoir, comment faire œuvre de justice ?
En 1952, le Mississippi est l’État « sudiste » qui compte le plus de Noirs mais aussi – à l’instar de l’Alabama – celui qui incarne le plus violemment la face sombre de l’Amérique raciste. Les Afro-américains, déchus de leurs droits civiques, n’y ont même pas accès aux hôpitaux. Les militants font l’objet de menaces émanant des notables et des fonctionnaires locaux, souvent en étroite collaboration avec un Ku Klux Klan redevenu très actif. C’est là qu’auront encore lieu en 1964 les assassinats de trois défenseurs des droits civiques, l’enquête étant menée non sans difficultés par deux agents du FBI dont un dénommé… Anderson (voir le film « Mississippi Burning » réalisé d’après ces faits par Alan Parker en 1989). En 1955 surviendront cependant en Alabama le refus historique de Rosa Parks puis, en novembre 1956, la première décision de la Cour Suprême contre les lois ségrégationnistes. Différents événements plus récents tels que l’affaire Rodney King à Los Angeles (1991), les conséquences ethniques et sociales de l’Ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans (2005) ou encore l’Affaire Michael Brown à Ferguson (Missouri) en 2014, ont démontré que la ségrégation, de fait, n’était pas enterrée aux États-Unis.
Avec le scénario d‘« Old Pa Anderson », Yves H. délivre un thriller salvateur en apparence fort simple mais digne des réalisations de Clint Eastwood dans des registres et sur des thèmes similaires (« Impitoyable » en 1992, « Mystic River » en 2003, « Gran Torino » en 2009). Le récit, à l’évidence parfaitement mis en scène par les couleurs directes ou les plans contrastés d’Hermann, prend aussi les atours du conte et du récit initiatique, qui s’ouvre et se ferme ironiquement sur une même image : celle du café – noir et amer – réservé aux Noirs (Colored Café).
En couverture, Old Pa Anderson nous observe, tranquillement appuyé contre une poutre soutenant l’avant-toit de sa maison en bois. Derrière lui, l’encadrement sur fond noir du chambranle ne présage rien de bon. Seul et taiseux, ruminant peut-être colère ou vengeance, l’homme semble contempler une dernière fois ce ciel bleu que l’on aperçoit furtivement dans le reflet de la vitre. Cerné (et habillé) de lignes formant barreaux, cadres et sur-cadres, l’individu apparaît contraint par son environnement, ses gestes et sa parole limités à un espace qu’il semble cependant dominer, autant par son expérience (l’âge suggéré par le titre) que par sa faculté à savoir observer. Le chapeau, s’il contextualise un peu plus l’époque (à la frontière du genre Western), achève de donner à Anderson un air noble. Il est également intéressant de comparer ce visuel avec celui concocté en son temps par Hermann pour « On a tué Wild Bill » (Dupuis, 1999), dont il constitue en quelque sorte un reflet inversé (jeune et vieil homme, Blanc et Noir, solitude et groupe, tête nue et chapeau, espace fermé et espace ouvert). Dans les deux cas, la tonalité sombre et quasi désespérée du récit vire au désabusé : longtemps, personne n’y est « propre » ou ne peut à vrai dire réellement racheter son voisin. Mais, entre déchéances, coups du sort et rêves perdus, seul compte en définitive l’ultime regard de l’autre en bout de piste, lorsque l’honneur sera – in fine – retrouvé.
Last but not least : le prochain one-shot d’Hermann, intitulé « Le Passeur », est déjà quasi-achevé et paraîtra à l’automne 2016 aux éditions Dupuis. Qui a dit « un stakhanoviste du dessin » ?
Philippe TOMBLAINE
Note : voir notre article indiquant les précédentes interviews d’Hermann.
« Old Pa Anderson » par Hermann et Yves H.
Éditions du Lombard (14,45 €) – ISBN : 978-2803636693