Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Et pour quelques comics de plus…
Surproduction oblige, il est difficile de parler de tous les comics qui sortent régulièrement… Pour clore cette année 2015, je vous propose un petit coup d’œil sur quelques albums récemment parus qui pourraient vous intéresser. Très bonnes fêtes de fin d’année à vous, et rendez-vous mi-janvier 2016 pour de nouvelles chroniques so comics…
« L’Art du dessin selon Terry Moore » par Terry Moore
Voici un ouvrage tout à fait épatant. Terry Moore, le fameux auteur de « Strangers in Paradise », « Echo » ou encore « Rachel Rising », nous parle de son approche du dessin et de la bande dessinée. Serait-ce un manuel pour apprendre à dessiner, un essai artistique, une méthode de création de comics, ou une présentation de l’art de Moore ? Eh bien c’est tout cela à la fois et rien de tout cela… Certes, exemples à l’appui, vous pourrez bénéficier des conseils de Moore pour comprendre comment dessiner ceci ou cela, vous pourrez admirer de très belles illustrations de l’auteur, et vous pourrez analyser comment se structure l’art séquentiel selon lui ; mais comme le dit Moore lui-même – plus par lucidité que par prétention, car on doit bien avouer qu’il aborde là des facettes du dessin et de l’art des comics rarement traitées ainsi ailleurs, autant « en creux » –, cet ouvrage débute là où s’arrêtent bon nombre de méthodes de dessin. Il n’est pas question ici d’apprendre les bases techniques du dessin, mais bien d’assister à un cours magistral où Moore distille sa philosophie de la création visuelle, son approche de l’art, et tout ce qui se cache derrière la simple méthode de dessin en termes d’esprit, d’intentions : il nous parle plus du pourquoi que du comment. À travers ses exemples personnels et son parcours, traitant des femmes, de la beauté, des expressions et des strips humoristiques, Moore se fait le révélateur des fondamentaux sous-jacents de l’art du dessin, de ce qui se ressent plus que de ce qui se voit. Ainsi, comment approcher, sentir et dessiner la beauté ? Sur ce point, comme sur bien d’autres, l’auteur brise quelques idées reçues, comme la question de la subjectivité… Quant à l’art de créer des comics… quiconque a lu « Strangers in Paradise » sait que – en plus d’être un excellent dessinateur – Terry Moore est un maître de l’art séquentiel, sachant mettre en Å“uvre différentes strates narratives avec un talent évident, à la fois subtil et efficace, et une belle acuité. C’est un vrai bonheur que de lire cet ouvrage, car Moore y enseigne des choses essentielles avec grand sérieux tout en faisant preuve d’un sens de l’humour souvent dévastateur. Brillant, intelligent, drôle : très très très chouette !
« Le Bus » T2 par Paul Kirchner
L’étrange et bizarre et inquiétant bus de Kirchner est de retour ! Ces strips en deux bandes apparus à la fin des années 70 dans la revue Heavy Metal nous proposent les déclinaisons fantasmatiques d’une situation pourtant des plus anodines : attendre et prendre le bus. Le « héros » en est un passager, toujours le même, citadin sans relief se fondant dans la foule des anonymes, qui voit cette simple expérience du quotidien se transformer en un court périple surréaliste où toutes les transformations sont à l’œuvre. À chaque strip, la morne réalité du voyage en bus bascule dans d’autres dimensions, à la fois absurdes, drôles et cocasses… Ces transformations peuvent s’opérer sur le fond comme sur la forme, que ce soit par un concept détourné, une incursion du fantastique ou bien une métamorphose du signifiant graphique. Ici, les perspectives se brouillent, s’annulent, se meuvent pour restructurer l’espace et ses repères visuels, entraînant le passager dans des bouleversements déstabilisants de son environnement. La longueur physique ou temporelle s’étire ou se mord la queue, les échelles des objets ou des personnes changent progressivement, le haut devient le bas et l’horizon n’en est plus un. Dans ce contexte déconcertant en noir et blanc, on ne doit donc se fier à rien ni à personne, car même les bandes blanches en pointillés sur la route pourraient bien être des bus vus du dessus, dans un mouvement de mise en abîme perpétuel. Le bus lui-même semble parfois être vivant, ou hanté, ou n’être que mirage… Côté humain, ce n’est pas mieux : le sempiternel chauffeur au regard noir n’est sans doute pas dupe de ce qui se dérègle autour de lui, et le moindre passager peut devenir quelque chose d’autre, affublé de tentacules ou se fragmentant selon les formes de ses tatouages qui deviennent autant d’entités vivantes issues de lui… Le monde du « Bus » de Kirchner est un univers de faux-semblants en constante évolution, lointain parent d’un Escher qui aurait connu la pop culture et l’underground… Si vous aviez aimé le premier album du « Bus », alors ne loupez pas ce deuxième opus nous proposant une nouvelle salve de ces non-aventures métamorphes engendrant sourire et étonnement…
« Top 10 » par Gene Ha, Zander Cannon et Alan Moore
Dans la famille « Alan Moore », je demande l’intégrale de « Top 10 », membre de la forêt cachée par l’arbre des très grands succès du lion anglais. Pourtant, cette série ne démérite pas en qualités et en intérêt, loin de là . Elle fait même partie des Å“uvres symptomatiques de Moore où ce dernier a questionné la nature et l’identité des super-héros, se servant de la réalité de l’histoire éditoriale des comics pour l’insérer dans la réalité de ses fictions. Ainsi, dans « Top 10 », la ville de Neopolis a été construite au lendemain de la seconde guerre mondiale pour accueillir la population super-héroïque apparue à la fin des années 30 (sic) et ainsi éviter une « contagion » avec la population normale qui pourrait entraîner différents troubles et déstabiliser l’ordre social. Mais un Terrien, qu’il soit juste humain ou bien surhumain, n’en reste pas moins un représentant de cette humanité si prompte à créer et à … détruire. Afin de gérer cette super-population au mieux (ici, chacun a des super-pouvoirs, qu’il soit homme, femme, enfant ou animal), il y a le personnel du commissariat du dixième district de la ville, surnommé Top 10. C’est donc bien le super-quotidien de ces super-flics qui nous est raconté dans cette super-maxi-série, et plus particulièrement celui de Robyn Slinger, nouvelle recrue devant s’habituer au fonctionnement du commissariat tout autant qu’aux personnalités hors normes de ses super-agents de police. L’équipe principale est haute en couleurs, avec des personnages aussi bizarres que touchants – car, comme d’habitude, Moore ne se focalise pas sur la complexité du récit au détriment de la psychologie des personnages. La grande qualité de cette série réside justement dans cette approche humaine prégnante des personnages, évitant l’écueil de la surenchère super-héroïque qui aurait pourtant pu prendre le dessus. De beaux portraits d’hommes et de femmes qui n’empêchent en rien le second degré (et même le bon gros délire, parfois). Ce volumineux ouvrage (656 pages !) propose pour la première fois en France l’intégralité de « Top 10 », ce qui est un très beau cadeau pour les fans de Moore. Outre les 12 épisodes de la série régulière, vous pourrez aussi lire un interlude paru dans « America’s Best Comics » en 2001, la mini-série « Smax » (très « conte de fées tordu » où Smax emmène Robyn Slinger dans sa dimension magique), et enfin la très belle mini-série « The Forty-Niners ». Mention spéciale pour les magnifiques dessins de Gene Ha que l’on sent très inspiré par cette création. Vous trouverez en fin d’album une galerie de couvertures et une trentaine de pages de bonus (carnet de croquis et planches avec les commentaires des auteurs). Que demander de plus ?
« Sweet Tooth » T1 par Jeff Lemire
« Sweet Tooth » est l’une des belles surprises de cette fin d’année. Cette création du Canadien Jeff Lemire (qui sera publiée en trois volumes chez Urban Comics) est un conte initiatique survivaliste oscillant constamment entre espoir et désespoir, à la fois compassionnel et cruel, générant une vraie empathie. L’humanité entière a été touchée par un étrange virus qui l’a pratiquement décimée. Depuis, les enfants qui naissent sont des créatures hybrides, moitié humains moitié animaux, semblant être immunisés contre ce fléau. Gus, l’un de ces enfants, avec ses bois de cerf en haut du crâne, vit avec son père dans une petite maison dans la forêt, dans le Nebraska. Mais un jour, la maladie finit par emporter le père de Gus… Une fois son père décédé, désobéissant à l’interdiction de ce dernier, Gus n’a d’autre choix que de sortir des bois, car de méchants hommes sont venus et le jeune garçon n’est plus en sécurité nulle part. Sauvé par un individu rude et bourru nommé Jepperd, Gus va découvrir pour la première fois de sa vie ce qui se passe au-delà des bois, et ce qui reste de l’humanité ; un monde post-apocalyptique où la violence des hommes fait loi… « Sweet Tooth » raconte l’histoire d’un enfant qui doit grandir trop vite malgré lui, confronté à la dureté et à l’injustice des hommes, à leur cupidité et à leurs mensonges, à ce qu’il y a de plus barbare en eux. La perte de son innocence et sa capacité à juger de ce qui est bien ou mal font partie intégrante du parcours de cet enfant élevé dans une certaine religiosité, ce qui fait naître des dimensions morales, éthiques et spirituelles assez prégnantes, avec pour ramification la coexistence parfois incertaine et dramatique de la nature et de la science, mais aussi la foi illusoire. À travers le personnage de Gus, Jeff Lemire dresse un très beau portrait de l’enfance rudoyée et détruite par la violence des adultes et la dureté du monde. Cet être pétri d’une grande douceur et d’une belle candeur – à l’image du chevreuil dont il tient les bois – incarne cette bonté si difficile à maintenir lorsqu’on grandit, coincés dans ce combat pour exister. « Sweet Tooth » appartient à la lignée inscrite par « L’Île du docteur Moreau » d’H.-G. Wells, où humanité et animalité sont questionnées en termes d’éthique et d’évolution – qu’elle soit naturelle ou scientifique. L’homme et l’animal liés dans un même récit : un thème que Lemire semble tout particulièrement apprécier, car n’oublions pas qu’il a récemment écrit les scénarios d’« Animal Man » chez DC pendant deux ans et demi ! Je vous conseille donc la lecture de ce « Sweet Tooth », une Å“uvre très attachante qui parle avec justesse de ce qui fait ou défait notre humanité…
« Wytches » T1 par Jock et Scott Snyder
Scott Snyder est de retour pour nous flanquer la frousse, et c’est assez réussi, car « Wytches » met en scène des choses terrifiantes sans pour autant en rajouter, évitant le gore facile ou de l’horreur gratuite pour se concentrer sur les êtres et les situations, dans une vraie atmosphère où s’installe une angoisse liée à des histoires familiales et à de sombres créatures hantant les arbres… L’auteur nous propose une déclinaison de la figure de la sorcière assez originale, à la fois archaïque et moderne, ancrée dans la matière même de la Terre, au cÅ“ur de la forêt. Une forêt à proximité de la maison d’un couple qui est venu s’installer ici pour quitter leur ancienne vie et tenter de faire oublier un traumatisme vécu par leur fille. Mais la jeune fille ne va pas retrouver la paix pour autant, et la petite famille va être confrontée à l’indicible… Il serait criminel de vous dévoiler plus de choses que ce simple petit pitch, car ce récit prend réellement toute son ampleur au fur et à mesure qu’il se déploie, entre passé et présent, dévoilant des éléments qui forment d’intéressantes passerelles entre réalité et surnaturel. Mais le point fort de cette Å“uvre, c’est le très beau travail visuel de Jock et de Matt Hollingsworth qui créent une ambiance de grands contrastes. La noirceur de l’encre du dessinateur écossais accueille des taches et des éclaboussures de couleurs lumineuses en surimpression de la part d’Hollingsworth, affolant le regard et créant des matières et des textures où formes et tracés se confondent, se noient, participant à l’effroi. Une série horrifique très plaisante… que Stephen King adore.
Cecil McKINLEY
« L’Art du dessin selon Terry Moore » par Terry Moore
Éditions Kymera (18,00€) – ISBN : 978-2-916527-24-6
« Le Bus » T2 par Paul Kirchner
Éditions Tanibis (12,00€) – ISBN : 978-2-84841-034-0
« Top 10 » par Gene Ha, Zander Cannon et Alan Moore
Éditions Urban Comics (35,00€) – ISBN : 978-2-3657-7809-1
« Sweet Tooth » T1 par Jeff Lemire
Éditions Urban Comics (22,50€) – ISBN : 978-2-3657-7714-8
« Wytches » T1 par Jock et Scott Snyder
Éditions Urban Comics (10,00€) – ISBN : 978-2-3657-7704-9