« Inspecteur Klebs » : un message humaniste animalier original et humoristique

Jean-Pierre Dirick a toujours défendu la cause des droits des animaux non seulement contre les mauvais traitements, mais, plus fondamentalement, du point de vue de leur dignité. C’est d’ailleurs au nom de cet engagement qu’il a conçu, en concertation étroite avec la SPA (Société protectrice des animaux), « Inspecteur Klebs », série marrainée par Sophie Marceau, défenseur(e) des droits des animaux, et préfacée par Alain Bougrain-Dubourg. Il croit en une continuité naturelle et éthique entre les hommes et les animaux, les premiers devant être considérés comme des « animaux non humains », et les seconds devant être intégralement respectés en ce qu’ils sont eux aussi, des « êtres capables de plaisir et de peine », suivant la formule des antispécistes, de Peter Singer à David Olivier. Il convient cependant de noter qu’à la différence des antispécistes, qui se défient du naturalisme des écologistes, Dirick, lui, incline à une vision politique écologisante…

Une série résolument engagée

Son parti pris d’inverser les positions hiérarchiques respectives des hommes et des animaux dans l’ordre de la civilisation vise d’ailleurs à attiser la conscience des premiers sur les risques inhérents de barbarie à certains aspects éminemment critiquables de cette dernière, et ce très explicitement. Si l’expérimentation animale (« Le Voleur d’humains » et tous les autres albums),le massacre des animaux pour leur peau (« Peau d’hommes ») ou leur vente à des zoos (« Traficafrique ») - bien entendu, dans la série, ils sont remplacés par les z’humains -intéressent la cause animale, le conditionnement des esprits, l’utilisation de la science à des fins d’asservissement (« Le Voleur d’humains »), l’insécurité des banlieues (« Pittboull »), le danger des sectes (« Le Mystère égyptchien ») et la « Malbouffe » sont des phénomènes qui concernent les hommes.

Une égalité d’intérêts et de dignité entre les hommes et les animaux

Mais les deux causes, celle de l’animal et celle de l’homme, loin de s’exclure réciproquement, sont intimement liées.

Ceux qui font souffrir les animaux inclinent généralement à nuire aux humains, et ils ne le font même que dans cette intention.

La carrière criminelle de Marcel Cabot, le méchant de la série, le montre.

Il vole des z’humains pour conditionner leurs réflexes par un procédé scientifique barbare, agissant sur leur cerveau, et faire d’eux des êtres au comportement stéréotypé à la dévotion des animaux, lesquels tireront de cette situation plus de dangers que d’avantages, puisque cette manipulation diabolique pourrait un jour être utilisée pour les juguler (« Le Voleur d’humains »). Il exploite les difficultés matérielles de ses semblables et leurs faiblesses (vanité, goût du luxe) pour se livrer à ses trafics d’humains (« Peau d’hommes », « Traficafrique »). Il attise l’agressivité des z’humains dans les cités, afin de susciter dans la population animale un sentiment d’insécurité et de révolte dont, grâce aux progrès politiques de son Front animal, il tirera parti pour instaurer un régime d’oppression (« Pittboull »). Il exploite le mal de vivre de ses concitoyens pour les assujettir à sa secte (« Le Mystère égyptchien »). Enfin, il vend la plus exécrable et la moins coûteuse des nourritures industrielles destinée aux z’humains, afin de s’assurer un monopole commercial en ruinant ses concurrents « Malbouffe ».

Dans toutes ces histoires, les victimes directes sont les z’humains (qui, rappelons-le, jouent le rôle de nos animaux de compagnie), mais les cibles réelles se révèlent bel et bien être les animaux (les hommes, dans le monde réel parodié par la série). On ne fait violence aux premiers que pour atteindre les seconds. Bien loin qu’ils soient séparés par une différence de nature et d’intérêt d’espèce, il existe donc une solidarité naturelle entre les uns et les autres.

Hommes et animaux, nous avons tous les mêmes intérêts fondamentaux, parce que nous vivons tous sur la même planète, dans le même monde, et que nous sommes tous des êtres sensibles avec nos qualités, nos défauts et autres faiblesses. Et ces caractéristiques communes sont à la fois assez nombreuses et assez essentielles pour instituer entre les uns et les autres une égalité de dignité, et donc de considération et de traitement. La reconnaissance d’une telle égalité n’implique d’ailleurs pas de magnifier les êtres dominés (les animaux dans notre monde, les z’humains dans celui de Dirick) au détriment de l’espèce dominante (les hommes, remplacés par les animaux dans la série), mais simplement de tenir les uns et les autres pour ce qu’ils sont, sans adoration et sans mépris.

Identité naturelle entre les hommes et les animaux

Le monde inversé de la série nous y invite d’ailleurs expressément. Les z’humains y ont toutes les caractéristiques de nos chiens, les bonnes comme les plus détestables. Curieusement tous de sexe masculin (sauf dans « Peau d’hommes », sur la première de couverture, et en page 19) et souvent chauves, parfois taillés en molosses aux crocs redoutables, vêtus d’une culotte-pantalon noire (mais le torse nu), ils bavent abondamment, aboient, se distinguent par leur flair, lèvent la patte pour uriner, font leur crotte sur le trottoir, s’ébrouent, rongent des os et dorment paisiblement couchés sur le ventre, les pattes repliées. Dressés, ils exécutent des numéros de cirque. Ils sont également exposés au public dans des zoos. Quant aux animaux, constitutifs de l’espèce dominante, ils sont terriblement humains.

Héros éponyme de la série, l’inspecteur Klebs, massif bouledogue bipède, ressemble à un bon gros commissaire de police fumeur de pipe, à la fois bonasse et coléreux, tour à tour efficace et maladroit, audacieux et peureux, pleutre devant ses supérieurs, se défaussant des tâches ingrates sur son subordonné, rude, mais au fond épris de justice et pitoyable à la souffrance (il déteste les traitements inanimaux [inhumains] infligés aux z’humains).

Son neveu, P’tit Poisse, vêtu d’une salopette coluchienne, se présente comme un adolescent à la malchance contagieuse, gaffeur, calamiteux, mais capable d’initiatives heureuses.

Son adjoint, l’inspecteur stagiaire Greffier, chat anthropomorphe soigneusement habillé, intelligent, fin et intuitif, mais timoré, supporte la hargne de son chef et lui obéit servilement, à son corps défendant ; jeune, il se montre intempestivement entreprenant à l’égard de la secrétaire de son patron, Mademoiselle Minette. Celle-ci, mince jeune chatte affectionnant les jupes courtes, ne manque pas d’esprit d’initiative et déborde d’animalité [humanité] pour les malheureux z’humains maltraités ou abandonnés par leurs maîtres.

Quant à l’adversaire constant de Klebs, Marcel Cabot, il apparaît comme un condensé de tout ce que l’animalité [l’humanité] contient de pire : tour à tour kidnappeur, trafiquant, démagogue aspirant à la dictature, gourou, industriel sans scrupule, il se révèle un obsédé de l’expérimentation sur les z’humains particulièrement dangereux par ses inventions maléfiques au moyen desquelles il entend exercer une domination tyrannique sur les animaux ses semblables ; il tient à la fois de Frankenstein, du Dr Mabuse et de Fantomas, avec cette différence qu’il est ridicule et échoue toujours lamentablement.

Enfin, le ministre de la Condition humaine se pose comme un personnage fat, frivole, enquiquineur, avant tout soucieux de sa tranquillité, se déchargeant de ses responsabilités sur Klebs.

Animaux ou humains, espèces dominantes ou créatures dominées, nous sommes tous les mêmes ; et, maîtres de la planète, nous avons les mêmes penchants, les mêmes petitesses, les mêmes cruautés, les mêmes ambitions égoïstes et folles, mais aussi la même capacité altruiste à la compassion, à la générosité, et le même rêve de pureté.

En résumé, hommes et animaux, nous ne valons pas mieux les uns que les autres, ce qui ne signifie pas que nous ne valions rien ; nous nous équivalons, c’est tout, et nous devons mutuellement nous prendre tels que nous sommes en évitant de nous mépriser comme de nous idéaliser.

Nous sommes égaux en dignité parce que nous sommes tous sensibles et égaux en désirs, en convoitises, en méchanceté, en affection, en bonheur et en malheur, et que, conséquemment, nous avons le même comportement.

Et la hiérarchie entre êtres dominants et créatures dominées n’est en rien une hiérarchie morale (comme le déclarent David Olivier, Estiva Reus et d’autres).

Représentation prémonitoire d’un monde animal marqué par la déchéance

Tout cela, « Inspecteur Klebs » nous le fait comprendre. Son monde inversé n’a rien d’idéal, à moins dire. Cette inversion produit un effet négatif analogue à celui du reflet du réel dans un miroir, mais en y ajoutant un caractère caricatural et prémonitoire signalant la déchéance. Tout y porte les signes les plus visibles de la décadence, tout particulièrement le paysage urbain et l’habitat. Klebs évolue dans de vieux quartiers sans vie et à l’abandon, grevés de terrains vagues, de coins d’herbe non entretenus, de palissades, et dont les rues et les trottoirs abondent en poubelles pleines, en vieilles boîtes de conserve et autres détritus.

Qu’ils soient anciens ou récents, les immeubles sont laids, vétustes, avec des façades sales, décrépites et lézardées, des fenêtres aux vieux volets de bois branlants et des portes-cochères rouillées et abîmées. Et, signe inquiétant d’urbanisme démentiel, de conditions de vie inhumaines (ou inanimales), les immeubles d’habitation des grands ensembles de banlieues sont serrés les uns contre les autres et s’élancent vers le ciel en des formes courbes, tordues, prenant l’allure de silhouettes menaçantes évocatrices de racornissement, de délire architectural, de malaise et d’insécurité. Et les intérieurs ne sont pas plus reluisants. Ceux des bureaux comme ceux des pièces d’habitation présentent de vieux murs nus sans tapisseries, ni peintures de revêtement, et des sols sans carrelage ni plancher, ni moquette (à l’exception du bureau du ministre). De tels intérieurs ne donnent envie ni d’y séjourner ni d’y travailler. Les entrepôts et autres locaux désaffectés, les sous-sols, les conduits souterrains, jouent un rôle très important dans cet univers inversé. Ils sont les lieux où l’infâme Cabot séquestre ses victimes et met au point ses inventions diaboliques. S’il échoue grâce à l’inspecteur Klebs (qui, au terme de chaque aventure, se flatte de son « flair légendaire »), il ne remporte pas moins certains succès révélateurs de la décomposition de ce monde animal : ainsi, il joue aisément des difficultés commerciales des vendeurs de vêtements et des artistes de cirque, transformant les uns et les autres en clients de son trafic de peaux humaines (« Peau d’hommes »), et il ruine, avec une facilité déconcertante, les fabricants de plats pour hommes (« Malbouffe »).

Cela donne une idée du délabrement économique et social de ce monde. Un monde qui va mal et où les « animaux » comme les z’humains vivent mal : commerçants, industriels et autres font faillite, cependant que Klebs patauge dans les difficultés au cours de ses enquêtes et vit dans la terreur des coups de téléphone de son ministre de tutelle. Un monde dont les dirigeants politiques font montre d’incompétence et de désintérêt pour la chose publique.

Et ce monde est pourtant bien le nôtre : les immeubles de la série ressemblent à ceux de Paris, avec leurs toits de zinc, et les titres des journaux « animaux » évoquent furieusement ceux des nôtres (Le Parichien libéré, Libérarchien, Le Bâtard enchaîné). Et la Société protectrice des humains (SPH), où travaille l’inspecteur Klebs, est l’équivalent symétrique de notre Société protectrice des animaux (SPA). Ce monde est le nôtre, mais en pire, comme dans un futur de déclin, de misère, d’oppression et d’insécurité permanente. En cela, « Inspecteur Klebs » évoque les mondes sinistres et glauques d’« Element of crime » de Lars von Triers ou du « Delicatessen » de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet. Il rappelle peut-être encore davantage les films « La Planète des singes » et « Le Secret de la planète des singes » qui nous montrent la Terre de l’an 3955 dominée par des singes, lesquels y ont édifié une civilisation sommaire, primitive et oppressive et où les hommes ont régressé au rang d’animaux martyrisés.

Un humour salutaire

Et peut-être faut-il considérer cette série comme un avertissement, l’humour en plus : on sera sensible, entre autres, aux bévues lourdaudes de Klebs, Greffier et P’tit Poisse ainsi qu’aux transpositions canines de Michel Drucker (Michel Cocker, dans « Le Voleur d’humains ») et Jean-Pierre Coffe (Jean-Pierre Wof, dans « Malbouffe », page 24).

Cet humour fait échapper la série à la prophétie sinistre, à la catégorie des bandes dessinées noires, et la transfigure en faisant de son univers un monde insolite, amusant, empreint de fantaisie, de légèreté, voire de charme. « La Planète des singes » tourne quelque peu en jardin extraordinaire. De ce point de vue, « Inspecteur Klebs » (dont certains albums sont encore disponible au Coffre à BD : http://www.coffre-a-bd.com/cgi-bin/albumsserie.bin?t=Inspecteur%20Klebs&s=0) se distingue de séries apocalyptiques telles « Les Naufragés du temps » ou « Les Eaux de Mortelune ».

Et le dessin contribue à cette distinction, ancrant cette série dans le domaine des classiques BD ludiques : un style non réaliste, un trait qui parfois s’estompe, disparaît ou devient flou, des couleurs pâles, souvent uniformes, mais quelquefois affectées d’un dégradé subtil, traduisent bien le mouvement, l’agitation, la confusion, caractéristiques de certaines phases des histoires, et l’aspect fantasmatique de ce monde parallèle, celui d’un rêve dont on va bientôt sortir.

Un message tout ensemble humaniste et animaliste, ainsi se présente « Inspecteur Klebs », série qui, ayant su traiter avec humour des sujets sérieux et graves qui agitent notre société, a conquis un vaste public étendu à l’Europe centrale et orientale.

Yves MOREL

Pour avoir les références précises des six albums de la série « Inspecteur Klebs », voir http://www.bedetheque.com/serie-10277-BD-Une-enquete-de-l-inspecteur-Klebs.html.

 

Galerie

Une réponse à « Inspecteur Klebs » : un message humaniste animalier original et humoristique

  1. DIRICK dit :

    Merci pour ce très intéressant travail
    Vous pouvez me contacter sur
    jeanpierre.dirick#sfr.fr

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