« Krazy Kat T4 : 1940-1944 » par George Herriman & « Les Aventures de Krazy Kat et Ignatz Mouse à Kokoland » d’après Herriman

Ayé, mes ’tits chairis : cé fini ! Le quatrième et dernier volume de la très belle réédition de « Krazy Kat » vient de paraître chez Les Rêveurs, finissant ainsi de combler l’un des vides éditoriaux les plus invraisemblables de l’histoire des comics en France. Avec ces quatre volumes, c’est donc l’intégralité des planches du dimanche de ce chef-d’œuvre parues entre 1925 et 1944 (sa période réellement « établie ») que nous pouvons enfin lire désormais… Pratiquement deux décennies de sunday pages, en noir et blanc puis en couleurs, et des centaines de gags poético-burlesques qui ont révolutionné le 9e art… À l’occasion de la sortie de ce dernier tome, Les Rêveurs nous proposent aussi l’édition VF de l’adaptation de « Krazy Kat » en album pour enfants qui était parue en 1934, et la reproduction d’une belle planche du dimanche (200 exemplaires numérotés). Tout ça est totalement krazy !

« Krazy Kat T4 : 1940-1944 » par George Herriman
Voici donc le volume ultime, celui qui contient les quatre dernières années de publication des planches du dimanche de « Krazy Kat »… Soupir… Sous nos yeux, donc, par conséquent, les dernières planches arrivent, puis enfin la dernière… et puis plus rien. Bye bye, George… Combien de temps aurais-tu encore créé ces trucs de dingue, si tu avais vécu plus longtemps ? À 63 ans, tu dépotais encore bien (malgré la difficulté physique de dessiner), quand on voit tes dernières planches, de plus en plus simples et graphiques, formes et couleurs confondues. George Herriman est mort le 25 avril 1944, d’une maladie dont l’intitulé semble si absurde qu’il paraît sortir tout droit du monde de Coconino : cirrhose non alcoolique… Herriman n’aura pas vu la fin de la guerre, donc, tout comme son trio de personnages de « Krazy Kat » restera à jamais coincé dans ce conflit absurde – mais faisant moins de morts, lui, tout au plus une ou deux bosses – infligé avec une bienveillance bizarroïde par el chiquito Herriman, disparu sans avoir dû envisager de conclure ce qui semble bien avoir été créé pour ne jamais avoir de fin…

L’album couvre donc les années 1940-44. Alors que la seconde guerre mondiale a lieu, « Krazy Kat » ne fait que peu d’échos au conflit, et lorsqu’il le fait c’est encore une fois de manière décalée et ironique ; il y aura bien quelques planches où l’on parlera de restrictions, de patriotisme et d’armée, mais sinon nous sommes toujours en vase clos, avec ces animaux dingues dans le désert, dans une autre dimension du mental… Le petit monde de Coconino continue sur sa lancée tout en se réinventant à travers de multiples angles, combinaisons, possibilités graphiques et narratives. On notera que ces dernières années sont assez symptomatiques d’un ton souvent plus poétique qu’intrinsèquement comique (cela se sent bien en 1940, notamment), les situations flirtant plus avec la malice créatrice que le gag de base. Humour il y a, bien sûr, mais le sujet semble plutôt s’apparenter à un infini jeu de constructions et de déconstructions, de rebonds de langage et d’étrangetés visuelles ou narratives allant au-delà des bien connus changements de décors de case en case. La langue, elle, est soit volontairement appuyée (vers de mirliton shakespeariens), soit ahurissante dans ses sonorités (la syllabe comme une onomatopée, le mot qui se délite joyeusement, le coin-coin des voyelles et le couac de la syntaxe…). Mais le non-sens débridé finit toujours par revenir au galop, ou explose dans les cases ; c’est toujours du pur « Krazy Kat », avec ses déclinaisons fantasmatiques. La brique – fameux et éternel objet de la discorde – prend ici les dimensions d’un monument du désert, se munit de roulettes, est gravée du nom du scélérat, est en forme de donut ou bien joue au catch sur un ring… Il y a aussi les jalousies autour de Mimi l’institutrice, et les sempiternels petits jeux sado-maso du Kat, de Mousie et du Dog. Tout va bien.

Parmi les innombrables facéties graphiques et inventions superbement farfelues qu’Herriman a installées ici, on appréciera tout particulièrement ces formes géométriques apparaissant autour de la Lune selon ce qu’en disent les personnages, cette trilogie rectiligne de lune/étoile/comète surplombant nos héros endormis dans le désert nocturne, ce tournesol en pot qui se lève et se couche dans le ciel à l’instar du Soleil (et son pendant la tournelune pour la nuit !), ces deux enfants mites qui ne cessent de dire à leur mère qu’ils sont morts, le métier de canin de carrosse ou la grande casserole d’eau dans le ciel étoilé… Poésie, toujours, avec par exemple ces deux petits dodos qui clament alors que leurs œufs éclosent : « Nous dodo, entamons à présent une vie de douce extinction. » Et puis il y a toujours de belles mises en abîme : Kat, Ignatz et Pupp répètent leurs rôles pour la BD dans laquelle ils sont, les autoportraits que ces trois zozos ont dessinés sur une toile prennent vie et les remplacent dans la case finale, une bulle est censurée par une affiche noire que colle Pupp, le lien d’une brique ficelée relie les bords de deux cases qui n’en font qu’une, etc. On admirera jusqu’au bout les habituels et sublimes végétaux et mobiliers au design Art Déco décomplexé jazzy, ces motifs d’entrelacs ou de mosaïques en bords de cases – des cases qui parfois penchent ou deviennent cercles, petits théâtres… Quelques planches sans dialogues ou quasi muettes prennent tout à coup une dimension graphique d’une grande puissance directe grâce à cette absence de bulles et de mots, se révèlant dans toute leur matière brute, frontale, les couleurs emplissant le silence de leurs atmosphères franches et décoratives (la dernière planche de 1942 en est un sublime exemple). En bas de chacune des planches de ces quatre dernières années, on trouve une case-bandeau horizontale, proposant une petite scène humoristique en une image qui fait parfois écho à l’histoire du dessus.

Cinq jour après la mort d’Herriman parut la planche du dimanche 30 avril 1944, où il est question de séisme dans le désert et qui débute par cette bulle : « Le sommeil l’a saisi – paix – calme – aise – confort – » On ne peut qu’être saisi par cet écho involontaire des créatures envers leur créateur (à moins que ce ne soit l’inverse)… Comme pour chaque volume de cette intégrale « Krazy Kat », un appareil critique est proposé sous l’égide de Marc Voline qui nous prodigue ses habituelles notes très éclairantes sur l’œuvre, mais aussi un texte sur Herriman fabuliste, et d’autres documents intéressants comme cet article daté de 1939 où un certain Damon Runyon parle du génie d’Herriman. Et voilà, les sunday pages de « Krazy Kat », c’est fini… Mais tout le petit monde de « Krazy Kat » a répondu présent jusqu’au bout, que ce soit Mrs Kwakk Wakk, Joe Stork, Bum-Bill Bee, ce bon vieux Kolin Kelly ou le pitit vers… Il y a aussi un kangourou-gigogne, des lucioles, des haricots sauteurs, et Mumbo, Jumbo, Rumbo et Bumbo, les quatre éléphants… Alors n’hésitez pas, venez retrouver cette géniale ménagerie autour de l’arbre aux haricots bleus où se réunissent même les clams, les huîtres et les bigorneaux (si si, j’vous jure). Encore bravo aux Rêveurs pour la magnifique preuve d’amour envers la bande dessinée que représente cette première grande édition française de ces planches mythiques.

« Les Aventures de Krazy Kat et Ignatz Mouse à Kokoland » d’après George Herriman
Voici donc un pitit album tout ce qu’il y a de plus charmant, dans l’un de ces formats improbables et réjouissants (29,5 x 12 cm) dont Les Rêveurs ont le secret… Cet album publié en 1934 aux États-Unis n’a pas été réalisé par George Herriman (la couverture n’est même pas de lui) ; il s’agit plutôt ici de la volonté des éditions Saafield Publishing de faire une adaptation de la bande dessinée d’Herriman en livre pour enfants, reprenant en prose les thèmes et histoires de la série originale agrémentés de cases prélevées dans les strips de l’artiste. N’oublions pas qu’à une époque « Krazy Kat » fut décliné dans toutes sortes de produits dérivés, et ce livre s’inscrit sans aucun doute dans ce processus… Quoi qu’il en soit, voici donc 29 jolies histoires de foufous qui feront découvrir l’univers krazy d’Herriman aux plus jeunes… Avouons qu’en termes de livres illustrés pour les gosses, surtout en cette période proche de Noël, cet album tout mimi contenant de quoi rendre joliment barges nos chers bambins a quelque chose d’éminemment jubilatoire !

Ces histoires sont adaptées de strips quotidiens de « Krazy Kat » parus entre août 1933 et mars 1934. Ici nous ne sommes plus à Coconino mais à Koko Land – ce qui ne change pas grand-chose… 29 courts récits – de 2 à 11 pages – parfaits pour faire découvrir tranquillement cet univers aux plus petits, de manière classique tout en gardant la folie du propos. Le mélange des genres aurait pu ne pas fonctionner, mais très vite l’alchimie prend, et on lit ces histoires avec énormément de plaisir. Si la narration est plutôt douce, elle ne néglige pas non plus quelques termes d’argot, et le fameux parler de Krazy Kat ne perd pas en incohérence zozotante, ce qui constitue un terrain intéressant pour faire glisser les enfants dans le farfelu, l’absurde, la liberté. Ce contraste entre douceur et folie est tout à fait agréable ! Nul doute qu’il y a ici de quoi se faire poser de chouettes questions aux tout petits lecteurs, cet univers restant à mille lieues de tant de choses normées, nous titillant sur des émotions si inhabituelles…

Voilà, vous savez ce qu’il vous reste à faire ! Pour parachever ce spécial « Krazy Kat », je vous rappelle que les Rêveurs proposent aussi une reproduction de la planche du dimanche du 16 mai 1926 (en noir et blanc), format 60×50 cm sur beau papier 250 gr, tirage limité à 200 exemplaires numérotés (25 €).

Cecil McKINLEY

« Krazy Kat T4 : 1940-1944 » par George Herriman
Éditions Les Rêveurs (38 €) – ISBN : 9-791091-476577

« Les Aventures de Krazy Kat et Ignatz Mouse à Kokoland » par/sans George Herriman
Éditions Les Rêveurs (20 €) – ISBN : 9-791091-476607

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