Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Communardes ! T1 : Les Éléphants rouges » et « T2 : L’Aristocrate fantôme » par Lucy Mazel, Anthony Jean, et Wilfrid Lupano
Entre mars et mai 1871, en réaction à la sévère défaite de la guerre franco-prussienne et aux troupes versaillaises du gouvernement Thiers, Paris vire à l’état insurrectionnel. Sur les barricades et dans les symboles de cette révolution sanglante se trouvent aussi des femmes. Bourgeoises, ouvrières ou prostituées, célèbres ou anonymes, françaises ou étrangères, elles prennent les armes pour faire valoir leurs droits. Avec « Communardes ! », le scénariste Wilfrid Lupano réinvestit en trois tomes indépendants (dont deux déjà parus depuis le 30 septembre 2015 : « Les Éléphants rouges », dessiné par Lucy Mazel et « L’Aristocrate fantôme », par Anthony Jean) une période tumultueuse de l’Histoire de France, à l’angle du parcours romanesque de ses héroïnes.
Alors que les noms des principaux acteurs masculins de la Commune sont connus (Jules Vallès, Gustave Courbet, Eugène Varlin) nul n’ignore aujourd’hui le rôle prépondérant joué à leurs côtés par des femmes telles l’institutrice féministe Louise Michel (la « Vierge rouge de Montmartre » sera déportée en Nouvelle-Calédonie de 1873 à 1880). Wilfrid Lupano s’inspire pour sa part dans « L’Aristocrate fantôme » de la véritable Élisabeth Dmitrieff (1851 – 1910), une belle jeune femme russe de tout juste vingt ans, arrivée à Paris après avoir consulté Karl Marx, et qui devient alors – le 11 avril 1871 – la présidente du premier mouvement officiellement féministe d’Europe : l’Union des femmes pour la défense de Paris et l’aide aux blessés. Sa beauté et sa verve, qui la distinguent des autres insurgées d’origines plus populaires, suscitent l’intérêt des hommes jusqu’ici peu sensibles aux revendications des communardes. Sa vie reste un mystère puisqu’on ignore encore comment elle réussit à échapper aux troupes versaillaises lors de la Semaine sanglante (du 21 au 28 mai 1871), à s’enfuir de France et à regagner la Russie en octobre 1871.
Pour ces femmes (citons également Nathalie Lemel, André Léo, Paule Minck, Victorine Brocher), la lutte contre le patriarcat se double d’une lutte globale contre le capitalisme, réclamant notamment l’égalité salariale, le droit de divorce, une éducation laïque, une formation professionnelle et l’abolition de la prostitution. Beaucoup combattront et perdront la vie sur les barricades, en une imagerie libertaire symbolique digne de « La Liberté guidant le peuple », peinte par Eugène Delacroix dès 1830 suite à la révolution des Trois Glorieuses.
Comme nous l’explique le scénariste, « Chaque histoire est indépendante, mais on peut retrouver le personnage principal des différents albums dans les autres en tant que personnage secondaire, ce qui constitue une unité. Le premier tome est centré sur le siège de Paris par les Prussiens, qui précède la Commune : c’est l’hiver 1870-1871, une énorme famine frappe la ville (« Les Éléphants rouges »). Le deuxième tome parle vraiment de l’émergence et du développement de l’Union des femmes (« L’Aristocrate fantôme »). Et le troisième tome (à paraître en 2016 : album dessiné par Xavier Fourquemin) traite davantage de la « Semaine sanglante », c’est-à -dire la fin de la Commune et les procès qui ont été faits aux femmes, puisqu’on a essayé de montrer à cette époque que c’est parce que les femmes s’étaient mêlées de politique que Paris avait brûlé ! »
En couverture, outre le bandeau titre rappelant jusque dans sa typographie le contexte révolutionnaire et socialiste du 19e siècle, le visuel de « Les Éléphants rouges » est à priori assez surprenant : au-dessus des toits enneigés de la capitale, voici une jeune fille juchée sur la tête d’un pachyderme, un drapeau rouge à la main ! Certes un éléphant militarisé (voir ceux utilisés par Hannibal en – 218 ou ceux encore employés lors des guerres coloniales en Asie jusqu’en 1893) ou politisé (celui du PS en France, le logo Républicain aux USA) ne surprendra plus personne, mais il faudra plutôt rapprocher ici cette image du calvaire vécu dans l’hiver 1871 par les pensionnaires constitutifs de la ménagerie du jardin des Plantes (ouverte depuis 1794). En raison du siège et de la famine endurés par les Parisiens, nombreux furent les animaux abattus et consommés, dont les éléphants d’Asie Castor et sa sÅ“ur Pollux. La viande des trompes se vendit entre 40 ou 45 francs la livre, comme un morceau de choix, tandis que les autres parties éléphantines partirent pour environ 10 à 14 francs la livre.
Plus traditionnelle et romanesque, la couverture de « L’Aristocrate fantôme », signée par Anthony Jean (auteur de « La Licorne » entre 2006 et 2013 chez Delcourt) montre Élisabeth Dmitrieff les armes à la main, dénotant de par sa robe ouvragée et sa coiffure soignée ; sur un fond tourmenté de combats, d’explosions et de fumées tous (ouvrier, bourgeois, communarde ou soldat de la Garde nationale) luttent pour défendre leurs idées « de gauche », comme le suggère par ailleurs un sens de lecture inversé qui laisse présager des difficultés ou revers à venir.
Efficace, la série « Communardes ! » rejoint d’autres titres majeurs ayant déjà évoqué la Commune et l’autogestion parisienne en bande dessinée : citons en particulier les indispensables « Le Cri du peuple » (Jean Vautrin et Jacques Tardi, Casterman, 2001 à 2004) et « Maupassant, contes et nouvelles de guerre » (adaptation par Dino Battaglia, publié chez Mosquito en 1983). A chacune de ces pages intelligemment composées, le lecteur prendra conscience des espoirs et des déceptions de celles et ceux qui ont combattu jusqu’au bout le poing levé, n’ayant à perdre que la misère dans laquelle ils étaient alors cloisonnés.
Philippe TOMBLAINE
« Communardes ! T1 : Les Éléphants rouges » et « T2 : L’Aristocrate fantôme » par Lucy Mazel, Anthony Jean, et Wilfrid Lupano
Éditions Vents d’Ouest (14, 50 €) – ISBN : 978-2749307534 et ISBN : 978-2749307091