Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Bagdad Inc. » par Thomas Legrain et Stephen Desberg
Suite à l’écroulement du régime de Saddam Hussein en 2003, Bagdad devient la cible privilégiée des attentats et des pillages, au milieu des affrontements urbains entre soldats, miliciens et mercenaires. Au plus proche de cette sombre réalité, Stephen Desberg et Thomas Legrain (« Sisco », depuis 2010 au Lombard sur un scénario de Benec) instaurent un implacable thriller : des meurtres à connotation racistes sont commis en dépit de la surveillance des troupes de la coalition. Redoutant un scandale, le gouvernement américain envoie une jeune juriste militaire et un ancien mercenaire taciturne sur la piste du tueur…
Amoureux des États-Unis, Stephen Desberg a cependant toujours préféré en dévoiler les côtés sombres, souvent aux frontières du polar et de l’aventure : dépravation morale, bassesse et corruption politique, violence raciste ou négation d’une culture humaniste se retrouveront donc aussi bien dans l’actuel « Bagdad Inc. » que dans ses précédentes séries, dont « Jimmy Tousseul », « IR$ », « Miss Octobre » ou « Empire USA ». On retrouvera également ces thèmes dans les huit albums de la série « Sisco », illustrée depuis 2010 au Lombard par Thomas Legrain, sur un scénario de Benec. Comme le suggère la couverture de « Bagdad Inc. », la traque du tueur psychopathe risque d’amener le lecteur dans les endroits les plus sombres de l’âme humaine, ce alors que l’emploi du casque de vision nocturne donne au tueur en série une probable longueur d’avance ! Le diable – au regard rougeoyant meurtrier – est à l’œuvre…
En 2004, Bagdad et l’Irak sont de nouveau devenus des enjeux géostratégiques et économiques majeurs (10 % des réserves mondiales de pétrole ; 70 milliards de profits générés en 2011). Rappelons que, de mars à décembre 2003 (et plus officieusement jusqu’en 2010), l’opération liberté irakienne (en anglais, Operation Iraqi Freedom) avait été conduite par le département de la Défense des États-Unis. L’objectif officiel principal est d’évincer Saddam Hussein et le parti Baas du pouvoir, puis d’« instaurer la démocratie en Irak », mais nul n’est dupe de la volonté de contrôler le pétrole irakien. Assez ironiquement, en mars 2003, un premier communiqué évoquera l’« Operation Iraqi Liberation » (« OIL », soit « pétrole » en français), avant qu’elle ne soit rapidement renommée « Operation Iraqi Freedom » (soit « OIF », en français : « opération liberté irakienne ») !
Sous la pression de l’opinion publique, et afin d’éviter aux troupes américaines les effets dévastateurs d’un conflit devenu protéiforme (attentats, raids, guérilla urbaine et hostilité des populations civiles), le président Georges W. Bush et le vice-président Dick Cheney choisissent le retrait. La guerre devient privatisée et plus de 150 000 « agents de sécurité » – des mercenaires grassement payés (environ 600 $ par jour contre 225 pour un soldat régulier) – s’installent dans l’infernal labyrinthe irakien, engloutissant de fait les deux tiers du budget de 5 milliards alloué initialement à la reconstruction du pays. En 2008, 117 milliards de dollars avaient été dépensés pour la reconstruction de l’Irak, dont 50 milliards payés par le contribuable américain…
En guise d’introduction transparente vis-à -vis du contenu thématique de l’album, le titre « Bagdad Inc. » indique « inc. » pour l’anglicisme « incorporation », désignant administrativement et habituellement l’entreprise ou la personne morale, également définie par sa nationalité (l’équivalent du « siège social » français) : ici, et suivant évidemment un tortueux chemin inversé, la traque d’un tueur insaisissable aux relents racistes nous donne la piste ultime. En dehors des lois et de la constitution d’une légitime démocratie, il ne subsiste nul espoir hormis celui d’accomplir le sale boulot, intrinsèquement immoral. Un monde justiciable et en paix ? Rien n’est moins sûr, comme le rappelle presque quotidiennement la triste actualité sous tension du Moyen-Orient !
Philippe TOMBLAINE
« Bagdad Inc. » par Thomas Legrain et Stephen Desberg
Éditions du Lombard (14, 99 €) – ISBN : 978-2803635825