Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...« Bouffon » par Francis Porcel et Zidrou
Amorçant les nombreuses parutions de qualité de cette rentrée automnale, et reprenant la sombre tradition du conte médiéval fantastique, Zidrou et Francis Porcel (« Les Folies Bergère ») ont imaginé chez Dargaud le remarquable « Bouffon » : dans un Moyen Âge troublé par les violences de tous ordres, né un garçon si laid qu’il est appelé Glaviot, qui grandit cependant heureux dans les geôles d’un château, sous la protection du tortionnaire des lieux. Que pourrait-il espérer de plus qu’être le bouffon éperdument amoureux de la belle Livia, la fille du Comte ? Par un miracle tout ironique, cet être difforme se révèle capable de ressusciter les femmes par ses baisers… Mais qui acceptera de les lui rendre ? En 64 pages, voici une relecture particulièrement acide et cynique de « La Belle et la Bête » dont la couverture témoigne de somptueuse manière.
La beauté et la laideur se conjuguent jusqu’à ne former qu’un seul être et un unique visage sur le premier plat. Bien qu’à priori physiquement différents – voire opposés de par leurs sexes et statuts sociaux -, Livia et Glaviot se rejoignent donc en une forme de complémentarité née entre amitié et amour, jeux de l’enfance et découvertes adolescentes. Le renvoi le plus évident de « Bouffon » est fait en direction de « La Belle et la Bête » : ce conte très ancien (cf. légende grecque d’Amour et Psyché) est apparu en France vers 1740 et fut repris avec succès par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont dans son « Magasin des enfants » en 1757. Au-delà du thème éternel du monstre, ce conte initiatique apprenait aux enfants à distinguer la laideur morale de la laideur physique. Or, nous rejoignons ici de manière assez instructive le propre rôle du bouffon à la cour princière.
Le terme bouffon, emprunté vers 1530 à l’italien buffone indique la plaisanterie, la grimace induite par le gonflement des joues. Par extension, le terme qualifie aussi un genre théâtral issu de l’Antiquité et du Moyen Âge (la farce, telle « La Farce de Maître Pathelin », du reste écrite par un authentique bouffon nommé Triboulet). Toutefois, c’est le personnage que l’Histoire aura plutôt retenu, notamment via ses diverses représentations et incarnations artistiques, ainsi que par sa déclinaison dans la commedia dell’arte au XVIe siècle, au travers de Polichinelle ou d’Arlequin. Précisément, et outre un physique disgracieux (nain, bossu, etc.), le bouffon se distingue avec sa marotte (bâton faisant office de sceptre, surmonté par une tête grotesque coiffée d’un chapeau muni de grelots), son costume traditionnel bicolore (rouge et vert) garni de grelots, son bonnet surmonté d’oreilles d’âne, sa grande collerette dentelée et ses chaussures pointues. Autant d’accessoires remis en scène lors la fête des Fous (festivités du nouvel an, attestées dès le XIIe siècle) ou des carnavals.
On doit à l’humaniste Érasme les mots les plus fameux concernant l’importance des bouffons auprès des rois, dans « Éloge de la folie » (XXXVI) : « Les plus grands rois les goûtent si fort que plus d’un, sans eux, ne saurait se mettre à table ou faire un pas, ni se passer d’eux pendant une heure. Ils prisent les fous plus que les sages austères, qu’ils ont l’habitude d’entretenir par ostentation… les bouffons, eux, procurent ce que les princes recherchent partout et à tout prix : l’amusement, le sourire, l’éclat de rire, le plaisir. ». Érasme fait également allusion au second rôle échu au bouffon : celui de révélateur, de miroir grotesque. Rôle attesté par le fait que les bouffons suivaient une réelle formation, qui était plus adaptée aux hommes d’esprit qu’aux réels crétins !
Révélateur de la dualité de chaque être et de sa face bouffonne, Glaviot est aussi – selon Zidrou et Porcel – le témoin de sa propre chute annoncée, dans une narration cynique et omnisciente à divers registres… n’excluant ni l’humour ni la réflexion sociétale philosophique : « Le têtard, dans sa mare croupie, croit la mare jolie ». Porté par l’espoir de son incroyable don (par un baiser, il redonne la vie), le bouffon Glaviot n’en est pas moins rejeté de tous : bien compris et assumé, le monstre moyenâgeux se serait mué en un facteur de progrès, rejeté il symbolise un arrêt dans l’évolution ascendante vers la Renaissance.
Princesse à la grâce endormie, prétendant réveillé et conscient : notre bouffon serait-il contre toute attente le prince charmant digne de « La Belle au bois dormant » (conte populaire ancien transcrit par Charles Perrault en 1697) ? Lorsqu’il « vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu’il eût jamais vu », l’homme cédera-t-il à la tentation et au rêve ? Voici transparaitre au final la symbolique contradictoire contenue dans le vert de l’œil (ouvert) du bouffon : l’espoir, le hasard (malchance comme chance), la vie et la nature, mais aussi la mort, l’envie, la transgression, le diable.
Croire au conte – et à l’amour – suffira-t-il à forger une belle histoire ?
Zidrou et Porcel, eux, ne cesseront assurément jamais ni d’y croire ni d’inventer de nouveaux récits : ils sont désormais en route pour les Croisades…
Philippe TOMBLAINE
« Bouffon » par Francis Porcel et Zidrou
Éditions Dargaud (14, 99 €) – ISBN : 978-2505061694