Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
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Alors que les éditions Delcourt nous proposent, dans leur toujours très intéressante collection Erotix, une traduction de la « Belle de nuit » d’Horacio Altuna — les aventures charnelles d’une étudiante sérieuse le jour et assoiffée de sexe dès que le soir tombe, qui ont été publiées à l’origine en séquences de quatre pages en Espagne (1) —, revenons sur la carrière de ce talentueux dessinateur réaliste qui a surtout été édité chez nous à la fin des années 1980… Mais pas que…
Horacio Altuna est né le 24 novembre 1941 à Cordoba, en Argentine.
Très jeune, il se passionne pour le dessin et, après de courtes études de droit, son ami Gianni Dalfiume, un artiste italien qui a vécu en Argentine depuis son enfance (où il est connu sous le nom de Juan Dalfiume), l’encourage à s’intéresser sérieusement à la bande dessinée.
Ainsi, Altuna débute professionnellement, dès 1965, dans la revue Supervolador édité par José Alegre Asmar qui proposait la version argentine de « Superman ». Deux ans plus tard, il entame une longue collaboration (jusqu’en 1975) avec la maison d’édition Colomba de Buenos Aires qui édite les magazines D`Artagnan et Fantasia.
Il y co-créé des séries comme « Big Norman » (avec le scénariste paraguayen Robin Wood alias Noel Mc Leod, en janvier 1968), « Hilario Corválan » (avec Sergio Almendre), « Los Cruzados » (avec le futur dramaturge cinématographique Isaac Aisemberg) et « Kabul de Bengala » (avec Héctor Germán Oesterheld, voir À la recherche d’Héctor Germán Oesterheld, en 1971).
Ayant alors acquis une certaine maturité graphique, Altuna se retrouve aussi au sommaire de périodiques publiés par d’autres éditeurs comme CieloSur, Yago, Quinterno, Abril ou Atlantida : Top, Misterix (avec « Legión Extranjera »), Cinemisterio, Patoruzito, Gente, Siete Días, La Hojita et Casco de Acero.
Toutes ces publications, à l’instar de celles de Columba, sont régies sur un modèle traditionnel de l’édition qui ne respecte en rien les droits d’auteurs.
Notre dessinateur se fait alors très vite repérer comme l’un des auteurs les plus belligérants à ce sujet, puisqu’il rejoint très tôt les rangs de l’Asociación de dibujantes.
En effet, il s’agit d’une sorte de syndicat local pour la défense de la paternité des créations dues aux illustrateurs, dont il deviendra d’ailleurs le secrétaire en 1978.
Hélas, la crise commence à se faire fortement ressentir dans le secteur des historietas (bandes dessinées argentines), en ce début des années soixante-dix, et nombreux sont les auteurs autochtones qui commencent à émigrer ou à offrir leur talent aux marchés anglophones.
C’est ainsi que, de 1973 à 1976, Horacio Altuna va travailler pour le groupe Fleetway à Londres et pour les Écossais de la DC Thomson —
pas non plus vraiment réputés pour leurs respects des droits d’auteurs — où il réalise divers courts récits de guerre, qu’il ne signe d’ailleurs pas : à l’instar de « Dredger » dans la revue britannique Action.
Comme il ne néglige pas les rares possibilités de publier des bandes dessinées dans son pays d’origine — Altuna enseignera d’ailleurs les arts graphiques à l’École des Arts de Buenos Aires —, notre dessinateur répond positivement à l’appel de l’éditeur Andrés Cascioli.
Ce dernier lui propose de travailler avec le scénariste Carlos Trillo, à partir de 1974, dans la revue Satiricón (avant qu’elle ne soit interdite par la dictature militaire), puis dans le magazine humoristique Mengano (en 1975).
Altuna s’entend alors plutôt bien avec Trillo (voir Carlos Trillo [1ère partie] et Carlos Trillo [2ème partie]) et les deux complices proposent ensuite un strip (« El Loco Chávez ») qui va devenir la bande dessinée la plus populaire du quotidien Clarín de Buenos Aires, pendant sa publication de juillet 1975 à novembre 1987.
Les scénarios engagés de cette longue série, qui met en scène un journaliste confronté aux conflits sociaux et aux chocs économiques du pays plongé dans la dictature militaire depuis 1976, permettent à Altuna d’affiner son fin style réaliste très détaillé, mais aussi de confirmer son engagement idéologique.
« El Loco Chávez » fut même adapté en feuilleton télévisé, en 1978, mais seulement quatre courts épisodes ont été traduits en français par les éditions Glénat, dans l’album « Grand reporter », en 1987.
On retrouve cette tendance à la critique du pouvoir absolu et au désir de liberté dans la plupart des séries communes d’Altuna et de Trillo publiées en pleine dictature militaire.
C’est le cas de « Las Puertitas del Sr. López » où un lâche fonctionnaire, incapable de se révolter, s’évade du quotidien en pénétrant dans d’autres mondes par l’intermédiaire des portes d’une salle de bains.
Créée en octobre 1979 pour la revue El Péndulo, cette série se retrouve dans Hum®, entre 1980 et 1982, alors que seulement deux récits de cinq pages ont été traduits en France sous le titre « Les Petites Portes de M. Lopez », dans les n° 76 et 80 du mensuel Pilote, en 1980 et 1981.
Le même esprit innovant à mettre en scène les conflits entre humains est également présent dans leurs différentes autres courtes séries publiées dans le Skorpio des éditions Record (« Jungla de Asfalto » en 1977, « Serie Negra » en 1979 ou « Laura Holmer », en 1981),
dans les revues des éditions de la Urraca (Hum®, SuperHum® ou Péndulo), et dans Fierro (« Charlie Moon » en 1979
et « En Circuito Cerrado » appelé aussi « Slot Machine » en langue anglaise et qui constitue une sorte de suite à « Las Puertitas del Sr. López »), lesquelles sont, pour la plupart, inédites dans nos contrées.
En revanche, les vingt-six pages du polar « New York Blues » (publiées dans Skorpio Plus, en 1979)
et les quarante-six de « Merdichesky » (issues de SuperHum®, en 1981) ont été publiées en France, entre de nombreuses nouvelles policières et bandes dessinées d’origine américaine, dans les n° 6 à 9 de Thriller, entre 1982 et 1983
Cet éphémère bimestriel était publié par les éditions Campus qui proposait aussi Ère comprimée et Fantastik, autres bimestriels dont le contenu était alimenté par des traductions de la revue espagnole 1984.
« Merdichesky », histoire d’un jeune policier pas très futé, a même été proposé en album (en 1985), par ce même éditeur !
Cependant, la situation de l’Argentine est devenue tellement intenable pour Altuna qu’il décide d’émigrer en Espagne, en 1982.
Jouissant d’une bonne réputation chez les Ibères et attiré par l’éphémère boom de la bande dessinée dans ce pays, mais aussi et surtout, par le tremplin professionnel qu’il représente pour les autres marchés européens, il se fixe à Sitges et commence à travailler avec l’agence de l’éditeur Josep Toutain.
De cette période naissent des histoires d’anticipation dans des sociétés répressives où Altuna, qui y arrondit les formes de ses personnages féminins, devient un spécialiste du dessin érotique apprécié par les amateurs.
Citons quelques histoires courtes policières écrites par Guillermo Saccomanno dans Comix Internacional en 1980 – elles sont été traduites en français dans Thriller en 1982 : « Honey » (quatorze pages au n° 1), « Memphis’ 33 » (douze pages au n° 5) et « Clytemnestre » (douze pages au n° 6) -
ou des scénarios de Carlos Trillo avec qui les relations se tendent pourtant quelque peu : la série « El Último Recreo » (« La Dernière Récré »)
commencée dans le magazine espagnol 1984 en juin 1982 — elle sera aussi éditée en Argentine dans SuperHum®, puis dans Fierro, et en France dans un bel album aux éditions Glénat, en 1986 — ou leurs « Tragaperras » (« Fantasmagories ») publiées en Espagne en 1984, dans Zona 84. Ces sept saynètes grinçantes de huit pages en couleurs marqueront la fin de leur collaboration et seront compilées, en France, dans un album des éditions Dargaud (dans la collection Images passion), en 1988.
Ceci après que certaines d’entre elles aient été prépubliées dans les n° 37 et 38 de la deuxième série de Charlie mensuel, en 1985, et dans le n° 16 de Pilote & Charlie, en 1987.
Dans le même genre, Horacio Altuna développe aussi en solitaire des récits de politique-fiction qui sont alors publiés dans toute l’Europe, même si « Ficcionario » est d’abord proposé en 1983 dans la revue 1984 [il est aussi publié en langue française dans les n° 25 à 32 d’Ère comprimée en 1983 et 1984, sous le titre « Fictionnaire »],
« Chances », « Time Out » et « Imaginario » dans Zona 84 en 1984, 1985 et 1986 ou « Ritmos » dans Cimoc Extra en 1986…
Sur ces histoires où il s’initie à la narration, il se met également à la couleur et bouleverse ses mises en pages, alors qu’il s’est longtemps affirmé comme un maître des techniques classiques du noir et blanc. Il reçoit d’ailleurs, dans la foulée, le prix Yellow Kid du meilleur illustrateur au salon international de Lucca, en 1986.
À noter que « Chances » est alors partiellement traduit dans les n° 5 à 8 de Pilote & Charlie de 1986, puis intégralement en album chez Dargaud en janvier 1987 dans la collection Histoires fantastiques,
et qu’« Imaginario » [« Imaginaire »] est compilé en un opus Dargaud, publié en novembre 1988 dans la collection Images passion, sous l’impulsion de Claude Moliterni, alors responsable éditorial du secteur album de cet éditeur.
C’est aussi grâce à Moliterni, épaulé efficacement par Philippe Mellot qui officiait alors comme rédacteur en chef de Pilote & Charlie, qu’Altuna participe au n° 26 de ce mensuel, en 1988.
Il y réalise la couverture et l’illustration d’un rédactionnel sur la route de l’aventure (« Barcelone – Madrid – Paris ») écrit par le scénariste espagnol Victor Mora.
Ce mensuel en fin de vie traduit également quelques courtes histoires de quatre pages d’Altuna réalisées pour 1984 et Zona 84 en Espagne (« Festival fantastique » au n° 26 et « Le Critique » au n° 27).
Il proposera aussi les vingt-quatre premières planches d’une nouvelle saga en noir et blanc (« Vidéobang ») aux n° 39 et 40 de 1989, où son trait à la fois réaliste et caricatural fait une fois encore merveille.
Malheureusement, nous n’avons pas encore réussi à authentifier l’origine de cette histoire inachevée,
tout comme celle de six pages libertines qui date certainement de la même époque et qui sont parues dans le n° 114bis de Circus en 1987 : « Douze Libres Exercices de provocation ». Ces dernières ont certainement été publiées juste auparavant en Espagne, en Italie ou en Argentine, peut-être dans la revue Puertitas à laquelle Altuna a participé, vers 1990.
Sa facilité à capter l’érotisme de la forme féminine lui permet d’être alors embauché par les éditeurs de Playboy pour réaliser, dans ce célèbre magazine, une centaine d’histoires courtes très osées, sans être pour autant pornographiques, qui rencontreront un grand succès.
Et ceci dès 1991, année où ces saynètes drôles et érotiques de quatre pages sont traduites dans de nombreuses langues, dont l’espagnol puisque les éditions El Jueves les proposent simultanément dans la collection Titanic, sous le titre générique « Voyeur ». D’autres seront rassemblées dans l’album thématique « Urgencias, médicos y enfermeras » par RBA Revistas, dans la collection Maestros del erotismo, en 1997.
En France, il faut attendre 1998 pour que Chicago éditions, dirigées par Patrick Magaud, en traduisent et compilent certaines en trois albums brochés dans la collection BD Playboy diffusée en kiosques : « Les Femmes selon Altuna », « Tranches de vie selon Altuna » et « L’Amour libre selon Altuna ».
On retrouve aussi le même genre d’historiettes, mais en cinq pages, dans certains collectifs à thèmes publiés à cette époque par Les Humanoïdes Associés : « Otages de Noël » dans « Noëls fripons » en 1990 ou « Douce Randonnée » dans « Dessous fripons » en 1991.
Ensuite, pour Co & Co, un nouveau mensuel adulte des Ediciones B, il conçoit « Hot L.A. » en 1993.
Pour l’anecdote, sachez qu’une traduction en français sous le titre « Los Angeles Hot » fut annoncée, puis très vite déprogrammée sans explication, chez Soleil Productions, en 2000.
Alors que son principal objectif semblait être de produire des bandes dessinées érotiques (à la suite de la crise qui frappa la bande dessinée espagnole dans les années 1990, de nombreux dessinateurs suivirent cette même voie),
Horacio Altuna, qui avait quand même bien consolidé son aura d’auteur complet, démarre, en 1993, une nouvelle série en strips pour le quotidien Clarín de Buenos Aires : « El Nene Montanaro », qu’il poursuit jusqu’en 2002.
Entre-temps, en 2000, on lui doit aussi « Chico Montana » dans Skorpio (en 2000),
puis une histoire écrite pour son jeune collègue et compatriote Jorge Gonzàlez (« Hate Jazz », traduite en français dans un album publié par Caravelle, un label de Glénat, en 2006)
et, surtout, un autre strip quotidien familial qu’il assume pendant dix ans dans El Periódico de Cataluña : « Familia Tipo », véritable manifeste contre l’absurdité humaine et la vénalité de notre société qui était aussi disponible en version numérique.
La série s’étant arrêtée pour des raisons économiques, il en conçoit une similaire pour le Clarín,en 2010, avec une possibilité interactive pour le lecteur qui peut privilégier tel ou tel personnage avec ses votes : « Es lo que hay ».
Aujourd’hui, Horacio Altuna est le président de l’Association professionnelle des illustrateurs de Catalogne (depuis 2007) et est reconnu par ses pairs comme un illustrateur réaliste de grand talent que l’on voit trop rarement sur la scène livresque francophone.
Espérons que ce chaud thriller, qu’est ce « Belle de nuit », soit les prémices d’une nouvelle flambée de traductions françaises de ses œuvres réalisées pour les éditeurs espagnols, lesquelles sont inédites par chez nous alors qu’elles sont largement diffusées en langue anglaise pour le marché américain.
Gilles RATIER
(1) Cette bande dessinée récente d’Horacio Altuna est traduite de l’espagnol — et non de l’italien comme il a été indiqué par erreur dans l’album — et son titre d’origine est « Gato » (chat).
Le découpage séquentiel nous permet de penser qu’il s’agit d’un feuilleton publié d’abord en revue, probablement dans le Playboy espagnol, magazine qui publiait régulièrement Altuna à l’époque du copyright indiqué dans l’album de Norma Editorial : 1998. C’est ce que nous avons pu conclure avec l’aide du traducteur de « Belle de nuit », Bernard Joubert, à qui nous avons laissé le mot de la fin : « Altuna ne jouit pas de la popularité qu’il devrait en France. On se souvient de lui, mais on ne le publie plus ! Il a un dessin réaliste épatant, à la manière d’un Paul Gillon. Il est bien meilleur que Manara pour varier les points de vue et faire ressentir la perspective. Voyez la scène du “Déclic” qui se passe dans un cinéma et que Manara cadre platement, comme s’il était assis sur les sièges de devant. Avec Altuna, pour une scène semblable, dans “Belle de nuit”, on vole autour des personnages comme une mouche, parfois en plongée, parfois tout près du sol. Et il ne donne jamais l’impression d’avoir peiné sur ses cases, on ne sent jamais qu’il a utilisé un document photographique, alors qu’il le fait, ne serait-ce que pour des décors. Ses couleurs sont magnifiques et ses scénarios toujours intéressants, souvent drôles, que ce soit les siens ou ceux que lui écrivait Carlos Trillo. »
Très bel article sur un auteur de talent. Savez vous pourquoi l’éditeur ensoleillé (même que cela finit par donner des coups de soleil, attention!°) n’ a pas donné suite à l’adaptation française de Hot LA? Il me semble que cet éditeur a inondé les librairies de titres médiocres avant sa reprise par Delcourt, donc pourquoi n’a t’il pas profité de cette opportunité pour rehausser le niveau de son catalogue?
Non, désolé mon cher François, je n’en sais pas plus : et merci pour vos félicitations quant à cet article…
Bien cordialement
Gilles Ratier
Merci pour cet article très complet et détaillé sur ce dessinateur très talentueux et encore trop méconnu. Bravo à Delcourt pour cette réédition, maintenant on veut les autres !