« Chaperon rouge » par Danijel Zezelj

Un nouvel album de Zezelj, c’est toujours une émotion forte, une lecture tout sauf anodine, un ressenti unique. Son dernier opus paru chez Mosquito ne déroge pas à la règle, avec cette version très personnelle du fameux « Petit Chaperon rouge » de Perrault. Un récit muet qui nous emmène loin, très loin, au cœur de ce conte galvaudé que l’artiste réussit à transcender par son génie de la narration et du noir et blanc…

Il y a des contes archi-connus de tous qui continuent à être revisités à l’envi, adaptés au cinéma, en bande dessinée, en illustration, et qui – même lorsque l’artiste fait preuve d’originalité et de talent graphique, d’inventivité – n’en restent pas moins les mêmes sempiternels contes qu’on a l’impression de relire une sempiternelle fois, en terrain connu, connaissant le contexte et la trame, les personnages, la fin inéluctable. Et puis il y a « Le Petit Chaperon rouge » revu par Zezelj, et là le miracle se produit : on a beau connaître l’histoire, on a cette fois-ci l’impression de lire ce conte pour la première fois, comme s’il révélait tout à coup ce qu’il cachait secrètement en lui depuis toujours, sans que personne n’ait su jusque-là déceler ses trésors intrinsèques. Même la fameuse scène du loup qui surgit du lit de la grand-mère pour dévorer le petit chaperon rouge revêt ici une puissance effrayante qui n’opérait plus depuis longtemps à force d’être ressassée. Zezelj semble s’être plongé au cœur même de l’histoire, parmi les personnages, présent dans la forêt pour peindre ce qu’il voit ; non pas avec un regard extérieur, un recul soi-disant nécessaire pour illustrer le conte en le comprenant de haut, mais le vivant de plein fouet – et ce faisant, immergeant le lecteur dans cette même approche directe, presque intime. Nous sommes aussi dans la forêt, avec ses odeurs, ses points de lumières en contre-jour perçant les interstices des branchages des arbres, ses fleurs et ses débris végétaux recouvrant le sol. Le découpage et les cadrages de Zezelj opèrent comme une caméra embarquée et silencieuse qui nous révèle le cœur du drame.

Dans cet impressionnant théâtre d’ombres et de lumières où l’auteur joue avec notre regard pour nous dévoiler les choses plus qu’il ne nous les montre, les personnages évoluent sans un mot ; les actes parlent d’eux-mêmes, les postures des corps et l’expression des visages en disent long. Le destin est en marche. Dans une narration alternée engendrant un rythme où sérénité et angoisse se déploient en alternance, nous suivons le petit chaperon rouge, le loup, et l’homme des bois par qui le dénouement arrivera, tous amenés à se rencontrer dans un terrible drame. Le génie de Zezelj réside dans sa capacité à nous faire ressentir au plus près l’incarnation des personnages : la liberté du loup et son instinct de bête sauvage, l’existence silencieuse et shamanique de l’homme des bois, et la sublime innocence du petit chaperon rouge, bouleversante. Les planches où celle-ci s’avance dans la nature pour aller chez sa grand-mère sont absolument superbes : il y a là toute l’essence de l’enfance, son insouciance, sa curiosité. L’une des plus belles cases est celle où l’on voit le petit chaperon rouge de dos, portant son panier et étendant les bras pour imiter les oiseaux qu’elle voit devant elle : nous ne voyons pas son regard, mais nous vivons avec elle ce sentiment de liberté, de jeu intime, d’imagination pleinement vécue (voir ci-dessus). Je me répète, mais c’est tout à fait bouleversant de beauté, de vérité, d’émotion. À vrai dire, tout est bouleversant, dans cet album. Je ne peux le relire sans avoir la chair de poule ou la petite larme à l’œil, tellement Zezelj arrive à convoquer en nous ce qui nous meut, nous constitue, nous anime, nous fait vivre et nous fait peur. Il n’y a pas un millimètre carré de cette œuvre qui ne soit pas sublime. En fait, la lecture de cet album est un véritable choc, engendrant des émotions tour à tour brutes et subtiles, sans parler de la magnificence des images de l’artiste, portant une nouvelle fois l’art du noir et blanc au plus haut niveau qui soit.

Le génie de Zezelj, c’est aussi d’avoir su être totalement respectueux de l’œuvre qu’il adapte tout en l’extrapolant de manière sensible pour en tirer des strates cachées. Ainsi, les fleurs que cueille le petit chaperon rouge sur le chemin de la maison de sa grand-mère afin de lui offrir un bouquet réapparaissent çà et là au fil du récit, devenant une symbolique de la vie et du renouveau qui entre en écho avec le ressenti de la petite fille après le traumatisme vécu vis-à-vis du loup. Une fleur qui deviendra inscription dans le mur, incursion dans l’industrialisation déshumanisante où surgit le tag, thème qu’affectionne tant Zezelj… Anachronisme, digression ? Oui et non. Le récit acquiert une universalité au-delà du temps et de l’espace, prenant corps par la moelle même du récit. Parmi la cohorte de dessinateurs qu’on monte au pinacle – parfois à tort, parfois à raison –, Danijel Zezelj apparaît comme l’un des rares vrais génies de la bande dessinée contemporaine. À chaque nouvel album, on se dit qu’il a réalisé là son chef-d’œuvre, et le bougre nous contredit à chaque fois, pour notre plus grand plaisir, car même si ça frôle l’inconcevable, son chef-d’œuvre reste toujours à venir, après le précédent…

Cecil McKINLEY

« Chaperon rouge » par Danijel Zezelj

Éditions Mosquito (13,00€) – ISBN : 978-2-3528-3290-4

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