« L’Étrange Vie de Nobody Owens » T1 par P. Craig Russell et Neil Gaiman

Outre sa participation à la série « Sandman », P. Craig Russell a déjà brillamment démontré combien il était attaché à l’univers de Gaiman en adaptant en comics l’une de ses nouvelles (« Les Mystères du meurtre ») et son fameux roman « Coraline »… Ses liens passionnés avec Gaiman ont poussé Russell à s’attaquer à un autre roman de son ami collègue, « The Graveyard », dont il nous propose aujourd’hui l’adaptation en comics : le résultat est impeccable !

Avec ce récit, Gaiman nous entraîne à nouveau dans un univers bien particulier, sachant exprimer à la perfection les différentes facettes qui font qu’une œuvre fictionnelle nous parle avec réalité, quel que soit le degré de fantastique qui s’y trouve. Comme d’habitude, les dialogues sonnent justes, tout comme les ressentis, les pensées, les intentions des personnages. C’est là où l’humanité de Gaiman se fait jour de la manière la plus évidente, dans ce ton et cet esprit qui font directement écho à l’éventail des choses qui nous constituent et nous font agir. Gaiman ne nous emmène donc pas dans un univers unilatéral et fermé malgré sa haute spécificité surnaturelle pouvant suggérer une seule et unique nature fantastique, mais bien dans la rencontre de plusieurs strates de la réalité, du rêve, de l’être, des croyances et des espoirs qui nous animent. Qui est vivant, qui est mort ? Qu’est-ce qui existe réellement ou non ? Où se situe la réalité de ce qui nous forge, en tant qu’être humain à part entière ? Pour autant, nous n’avons pas affaire là à une œuvre toute en questions, mais au contraire à une fable qui propose des éléments de réponses – peu importe qu’ils soient vrais ou faux pour le cartésien – quant à ce qui fait foncièrement l’éducation globale de l’enfant, de son propre imaginaire, de ses aspirations existentielles les plus profondes. Ce grand thème de l’enfance et de son imaginaire, de ses rêves et de ses confrontations avec le réel des adultes, est – on le sait – très cher à Neil Gaiman qui n’a cessé jusqu’à ce jour de l’explorer sous différents angles de la fiction (on l’a encore constaté avec son dernier roman « L’Océan au bout du chemin », paru l’année dernière chez Au Diable Vauvert). Dans « L’Étrange Vie de Nobody Owens », Gaiman a magnifiquement traité ce thème, et il peut dire merci à P. Craig Russell qui a réalisé là une superbe adaptation de son œuvre.

L’adaptation d’un livre en bande dessinée n’est réussie que si elle s’avère bicéphale : elle doit respecter l’œuvre originale tout en ayant une nature telle qu’elle devient œuvre remarquable en elle-même et non pas le reflet de quelque chose d’existant. Sa capacité à instaurer une atmosphère spécifique par son expression graphique et narrative tout autant que l’intensité de son appropriation sincère et unique de l’œuvre créeront bien plus qu’un écho de l’original : un nouveau monde pourtant issu de soi. Avec « L’Étrange Vie de Nobody Owens », Russell a réussi cet exercice avec maestria, même si le syndrome « Sandman » (chaque épisode est dessiné par un artiste différent) aurait pu malmener la cohérence atmosphérique générale de l’ouvrage ; mais il n’en est rien, au contraire, puisque chaque dessinateur fait joliment écho avec le style de P. Craig Russell, à part – mais c’est très volontaire, car là on change de monde – dans le chapitre dessiné par Tony Harris et Scott Hampton. Les autres (Kevin Nowlan, Galen Showman, et la gaimanienne Jill Thompson) semblent avoir tout fait pour se lover au mieux dans l’esprit de l’adaptation de Russell, dans un style à la fois réaliste et intrigant…

Mais j’entends des voix s’élever dans le fond de la salle : « Comme d’habitude, vous nous sortez tout votre blabla, et à l’heure qu’il est on ne sait toujours pas de quoi ça parle, votre bouquin ! » Ce n’est pas faux. Et le sujet est beau, en plus ! « L’Étrange Vie de Nobody Owens » raconte comment un bébé échappe au meurtrier qui vient d’assassiner toute sa famille et trouve refuge dans le cimetière de sa ville (eh oui !). Là, un couple de défunts, les Owens, va l’adopter et le baptiser « Nobody ». Il aura un tuteur, le vampire Silas, qui va encadrer l’éducation du bébé. Le temps passe, et le petit Nobody grandit. C’est un jeune garçon, maintenant. Comment la communauté des morts – qui s’est toujours occupée de l’enfant – va-t-elle envisager les relations de celui-ci avec le monde des vivants qui se trouve au-delà de l’enceinte du cimetière (mais qui y pénètrent aussi) ? Surtout que parmi ces vivants se trouve le meurtrier des parents de Nobody, toujours à sa recherche… Dans quel monde doit vivre Nobody ? Chez les vivants, chez les morts ? Y a-t-il un choix possible ? Comme toujours chez Gaiman, c’est drôle, poétique, tragique, spirituel. On suit l’évolution du petit Nobody avec grand intérêt, et apprécierons à leur juste valeur les différents protagonistes plus ou moins fantastiques du cimetière, qu’ils soient fantômes, vampire, lycanthrope ou sorcière ; car comme d’habitude également chez Gaiman, il faut se méfier des étiquettes et des apparences : on peut être surpris ! On attend donc la suite et fin de cette belle saga envoûtante dans le second volume qui paraîtra chez Delcourt en début d’année 2016.

Cecil McKINLEY

« L’Étrange Vie de Nobody Owens » T1 par P. Craig Russell et Neil Gaiman

Éditions Delcourt (19,99€) – ISBN : 978-2-7560-6797-1

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