« Avant l’heure du tigre » par Daphné Collignon et Virginie Greiner

S’inspirant librement des confessions de Clara Malraux, dans « Nos vingt ans », Virginie Greiner s’est plu à retracer le parcours d’une femme amoureuse d’un homme certes cultivé, mais terriblement macho qui lui doit pourtant tout de sa découverte de l’art asiatique et de son projet fou d’aller desceller quelques sculptures au Cambodge…

La jeune Clara Goldschmidt est née une cuillère en or dans la bouche. Pourtant la petite fille, puis la jeune fille, est plutôt rêveuse. Très tôt, elle lit Pierre Loti et son « Pèlerin d’Angkor » qui la marque à jamais. Les apsaras, ces danseuses sensuelles dont les figurent hantent les temples d’Angkor et l’extraordinaire Bayon (le temple multifaces comptant des dizaines et des dizaines de visages) la fascinent. Quelques années plus tard, elle rencontre André Malraux. Coup de foudre ! Alors traductrice et l’esprit « en quête de nouveaux voyages », la riche jeune femme rêverait aussi d’écrire, mais l’homme qui va la séduire n’est pas du genre à partager. Il est séducteur, hâbleur, manipulateur, mais elle se laisse envouter, emporter, détourner par cet homme égoïste qui l’empêche d’exister vraiment. « Pour lui, dit-elle, la culture est une affaire d’hommes. Je dois donc l’écouter, l’admirer et… me taire ».

C’est elle qui l’initie à l’art khmer observé au Musée Guimet. La passion et un projet de voyage au long cours pour découvrir les merveilles de l’Orient hors du commun les relient dorénavant. Loti résonne à nouveau dans le cerveau de Clara et les séduisantes apsaras reviennent danser devant ses yeux. Alors même que Malraux se sait ruiné et que l’idée de travailler lui semble honteux, un plan audacieux, évidemment déraisonnable, germe dans son esprit : aller voler des sculptures là-bas pour les revendre à de riches collectionneurs ! Sûr de lui, comme toujours, « l’aventurier » en chambre n’a malheureusement pas tout prévu…

Les auteurs évoquent de façon détaillée, au fil des170 pages de leur album, ce séjour dont Malraux compte bien rapporter un roman (ce sera « La Voie royale »). Clara pourrait à l’occasion s’essayer à la littérature, elle aussi, mais son époux est catégorique : « Quelques menus travaux de traduction ne font pas un talent ». L’orgueil mâle va même jusqu’à lui faire dire qu’il « vaut mieux être sa femme qu’un écrivain de second ordre » ! Toujours est-il qu’en 1923, l’Indochine leur tend les bras, les pierres… et les problèmes ! On ne pille pas impunément et c’est Clara qui trouvera –enfin seule ! –  la force et le réseau nécessaire pour résoudre la situation.

En choisissant le noir et blanc, Daphné Collignon réussit le tour de force de donner matière à ces forêts et à ces temples, sans oublier qu’elle mène les personnages avec un art du portrait très expressif. Son pinceau contoure les visages, assouplit les physionomies, alors que les grisés et les noirs tendent sur les paysages leur empreinte sombre, mystérieuse, inquiétante… Angkor, enfin, est là avec ces deux pèlerins cambrioleurs, là, parmi ces visages qui les scrutent, ces arbres qui s’enroulent dans les pierres et les étouffent, ces singes qui se moquent d’eux, ces moustiques qui les agressent et le silence qui s’installe : « On se croirait avant l’heure du tigre… », dit Clara.À l’évidence, Daphné Collignon est toujours attirée par les pierres, mieux par « Le Rêve de pierres » puisque c’était le titre d’un premier volume d’une série avortée en 2004, chez Vents d’Ouest, et située à Pétra. Scénarisée par Isabelle Dethan, il s’agissait de l’histoire de jumeaux et d’amis archéologues découvrant les vestiges du célèbre site de Jordanie. La cité nabatéenne légendaire et ses jardins édéniques servaient de décors à une exploration dramatique, d’inspiration assez classique avec morts mystérieuses, apparition féminine…  On retenait déjà la réalisation graphique de Daphné Collignon qui parvenait à créer le mystère que ne contenait pas le scénario : son dessin aux aplats picturaux, le pinceau volontairement apparent, les contours épais… On lui doit également « Correspondante de guerre », avec  Anne Nivat, sur les conflits de Tchétchénie, d’Afghanistan et d’Irak (Soleil, 2009) ou bien encore « Sirène », une histoire d’amour qui lui permettait de représenter les décors, les plages de la côte marocaine ou les montagnes de l’Atlas (Dupuis, 2013).

Alors, bons voyages !

Didier QUELLA-GUYOT : L@BD->http://9990045v.esidoc.fr/ et sur Facebook.

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« Avant l’heure du tigre » par Daphné Collignon et Virginie Greiner

Éditions Glénat (22 €) – ISBN : 978-2-7234-9468-7

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