« Route 78 » par Éric Cartier et Audrey Alwett

La mythique « Route 66 » qui partait du nord des Etats-Unis et rejoignait la Californie, et le non moins célèbre « Sur la route » de Kerouac, ont nourri les rêves, sinon les illusions, des routards et autres hippies des années 60 et 70. Eric Cartier fut de ceux-là. Lui aussi a longtemps fantasmé sur cette traversée américaine, mais à la fin des années 70, en 1978, quand il l’entreprend, la réalité est tout autre…

Éric Cartier a attendu très longtemps pour mettre sur le papier ce voyage plein d’espérance et de déconvenues. Quand ils atterrissent avec son épouse à New York, le but est bien de rejoindre les hippies de San Francisco, mais ils n’ont déjà plus grand-chose en poche si ce n’est de quoi acheter quelques joints. La drogue est omniprésente dans son récit mais les désillusions qui s’y accrochent sont loin de la montrer sous un bon jour. Dès le premier soir, loger à New York est galère et il leur faut se résoudre à dormir dans un parc. Malgré les airs de musique (Lou Reed, ici) qui s’accrochent à leurs pas, ce sont plutôt les flics gras et les gens indifférents qui marquent les esprits. Tout n’est plus rose au-delà de l’Atlantique.L’auto-stop est alors la solution la moins onéreuse pour aller de l’avant, mais il faut tomber sur des âmes charitables, et ce n’est pas toujours le cas. L’Amérique fait rêver, l’Américain beaucoup moins ! Il y a certes des VRP charitables mais également des vétérans du Vietnam au cerveau fort endommagé. Un peu plus loin, en Louisiane, le blues ou la country collent à la peau, mais aussi les blattes, la misère et l’image désespérante d’un bébé à l’avenir fort compromis. Le Texas réserve quant à lui son lot de mauvaises surprises (un chauffeur de truck fort chatouilleux), compensé par la rencontre avec un trio de « Pieds Nickelés », comme dit Cartier, très pittoresque. Et ainsi de suite jusqu’à la côte Ouest : la cartographie est celle des rencontres, des échanges et des complications. Après des semaines de route « épuisés, un peu crasseux mais heureux » et de trips plus ou moins bien « digérés », les voilà à San Francisco, enfin ! Pour le meilleur et pour le pire…En plus de 150 pages extraordinairement dessinées, Cartier brosse des décors savoureux et des tronches incroyablement expressives. Juste ce qu’il faut de caricature et beaucoup de réalisme, sans compter la mise en couleurs de Piero Lalune qui fait là un travail exceptionnel. Un cahier de photos, croquis et dessins, montre bien l’exigence de l’un et de l’autre.

Éric Cartier se fend également d’un auto-portrait et d’aveux sur la gentillesse, la violence, l’amour et son histoire d’amour, où la simplicité, l’amitié, les sentiments sortent renforcés. Joli texte ! Ce voyage lucide, riche, émouvant, fut certes un road-movie, mais il tient aussi du récit d’apprentissage. En allant se frotter au réel (et pas seulement à des idées), la vie apparaît tout autre, les valeurs bougent, les envies se transforment, l’individu murit. On dit que le voyage forme la jeunesse mais il forme surtout le regard et réajuste le cerveau. C’est ce qui le rend inoubliable, quoi qu’on y vive !

Alors, bon voyage !

Didier QUELLA-GUYOT  ([L@BD->http://www.labd.cndp.fr/] et sur Facebook).http://bdzoom.com/author/didierqg/

« Route 78 » par Éric Cartier et Audrey Alwett

Éditions Delcourt (19,99 €) – ISBN : 978-2-7560-4171-1

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