« Le Spirou de … T8 : La Grosse Tête » par Tehem, Makyo et Toldac

Nouvel inscrit dans la série parallèle « Le Spirou de… », dédiée au traitement alternatif de la saga, « La Grosse Tête » introduit aussi des auteurs encore inédits dans la reprise du célèbre groom. Annoncés sur cet album depuis la fin 2011, les scénaristes Makyo et Toldac (récents coauteurs de « Tout sauf l’amour » chez Futuropolis en 2013 ; Toldac ayant aussi signé « Jeu de dames » pour Bamboo Grand Angle en février 2015) se seront donc ralliés la forte personnalité graphique de Tehem (« Malika Secouss » et « Zap Collège » chez Glénat), le tout au profit d’un scénario vif, mais relativement acide : alors que le premier roman de Fantasio, conception appropriée de l’aventure de « La Mauvaise Tête », est en passe de devenir un film à succès, les relations entre les deux amis s’enveniment, par effets pervers de la starisation et du renvoi à l’anonymat. En parallèle, une révolution politique et culinaire débute dans le petit pays bretzelburgeois…

L'un des premiers tests de Tehem (planche 2, version 2012)

Planche 4 finalisée (Dupuis 2015)

En 64 pages, « La Grosse Tête » s’attaque frontalement à la mythologie iconique et publicitaire liée au personnage vedette de l’éditeur Dupuis, sans toutefois que ce dernier soit cité ouvertement. Cette même thématique transparaît dans les derniers albums de la série officielle livrés par Vehlmann et Yoann, devenant le motif principal de l’intrigue notamment « Dans les griffes de la Vipère » (T53, Dupuis 2013). Hommage direct à « La Mauvaise Tête », titre de Franquin publié en 1956 (cf. analyse), l’actuel récit adopte de manière humoristique en couverture toutes les ficelles inverses : ce n’est plus Spirou qui s’interroge, seul devant un lieu isolé et en ruines, sur les actes étranges de son ami, mais Fantasio qui regarde d’un œil circonspect un héros-baudruche souriant devenu la coqueluche ou le point de mire de la totalité des seconds-rôles archétypaux (outre Seccotine, Spip et le comte de Champignac, on remarque la blonde fatale, le bambin insupportable, le militaire totalitaire, le producteur foireux, etc.). Entre projecteurs et feux de la rampe, la tête surgonflée de Spirou occupe à elle seule la moitié supérieure du visuel : par ses yeux fermés, on suggère que l’ego s’est coupé des réalités du monde réel, dans un contrebas ayant su plus ou moins gardé les pieds sur terre.

Franquin, la référence... (La Mauvaise tête, Dupuis 1956)

Star system (case 1 de la planche 23)

Recherches de personnages

Plus ou moins… Car, de fait, peu des personnages déployés dans cette aventure sembleront avoir réellement – à première vue… – la tête sur les épaules, multipliant à l’inverse les projets insensés : citons ici le montage d’un film dans un pays en proie à un récent coup d’état (l’album étant également un hommage au « QRN sur Bretzelburg » de Franquin (T18, Dupuis 1966)), l’aliénation des masses par la nourriture et le rire (relecture de la formule « du pain et des jeux », alternative au fast-food et aux loufoques émissions télévisuelles ?) ou, encore, l’écriture par Fantasio d’un roman fictionnel inspiré par d’anciennes aventures… de Spirou ! L’écroulement de l’amitié légendaire entre Spirou et Fantasio pourra pour sa part renvoyer les lecteurs à certains moments dramatiques de « La Vallée des bannis » (T41 par Tome et Janry en 1989) ou au canevas similaire adopté par Goscinny et Uderzo dans « La Zizanie » et « Obélix et compagnie » (Dargaud, 1970 et 1976).

Liberté de paroles ! (Cases 3 à 5 de la planche 30)

Crayonné et recherche test (page 18, version 2012)

Comme l’on peut s’en douter, les lignes directrices d’un tel scénario ne furent sans doute pas si simples à composer, obligeant Makyo et Toldac à revoir leur copie au plus juste et alors que des essais étaient demandés en vain à différents dessinateurs. Tehem (de son vrai nom Thierry Maunier) sera finalement choisi comme coéquipier fin 2011-début 2012 après avoir illustré deux planches tests (planches 2 et 18). Fin 2012, Tehem annonçait encore avoir été obligé de redessiner une bonne partie des 22 pages composées, suite à de nouveaux changements scénaristiques survenus aussi bien au début qu’à la fin de l’histoire. Prévue courant 2013 puis pour septembre 2014 (à cette date, Tehem avait alors dessiné l’ensemble des 64 planches prévues), « La Grosse Tête » laissera successivement la place à « La Femme léopard » de Yann et Schwartz en mai 2014 (« Spirou vu par… » T7) puis au « Groom de Sniper Alley » (T54 par Vehlmann et Yoann, novembre 2014). Finalement prépublié dans le magazine Spirou (du n°3998 (26 novembre 2014) jusqu’au n° 4007 (28 janvier 2015), l’album aura croisé le 4000ème opus du périodique, rehaussé d’une couverture remettant précisément en scène les sueurs froides du héros à l’idée de concocter un panel aventureux digne de ce (ou de son) nom.

Le Bretzelburg, pays aliéné (Planche 41 case 3)

Annonce de la prépublication

Couverture de Spirou n°3998 (26 novembre 2014)

En couverture du numéro 3998, Spirou, plus « Grosse Tête » que jamais, prend la pause avec un large sourire devant un photographe de mode, entouré de mannequins dignes des James Bond girls : cette super-starisation relègue Fantasio à l’arrière-plan, éternel faire-valoir aigri de moins en mois désireux de se contenter de ce rôle subalterne. Est-ce à dire que les personnages de fiction de 2015, conscients de leurs acquis (plus de cent aventures, plus de 60 albums et plus de 75 ans si l’on remonte à l’apparition-création de Spirou), adoptent désormais un terrain plus réaliste dans leurs motivations personnelles ? Gageons qu’au-delà du traitement ironique des enjeux moraux, politiques ou idéologiques liés à notre société contemporaine, les auteurs auront à cœur de rendre ces personnages à leurs fictions et leurs dynamiques aventures d’antan : car, grosse tête et gros nez ou pas, il faut toujours que les héros réintègrent un jour le corset de leurs cases, l’espièglerie de l’histoire n’étant pas tout à fait sans limites…

Crayonnés préparatoires des planches 1 et 28

En fin de compte, on appréciera donc de lire « La Grosse Tête » à l’instar du dérangeant « Le Spirou de… T6 : Panique en Atlantique » (Trondheim et Parme, Dupuis 2010) : burlesque, corrosif, surprenant dans ses choix narratifs et graphiques (l’animation jeunesse n’est pas loin), mais faisant un véritable lien entre générations (des années 1950 et 1960 à nos jours) au profit du traitement des thèmes contemporains sous-jacents de la saga : pas de doute, avec Makyo, Toldac et Tehem, Spirou, silhouette plus en courbes que jamais (la force du S ne renvoyant pas qu’au mot « superstar »…) redevient le « Champion de la bonne humeur » !

Philippe TOMBLAINE

« Le Spirou de … T8 : La Grosse Tête » par Tehem, Makyo et Toldac

Éditions Dupuis (14, 50 €) – ISBN : 978-2800156569

Galerie

Une réponse à « Le Spirou de … T8 : La Grosse Tête » par Tehem, Makyo et Toldac

  1. Liaan dit :

    Quelle décadence graphique.

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