« The Goon T12 : Du whisky et du sang » par Eric Powell

S’il y a bien une série que je suis avec une extrême gourmandise, que je lis avec un plaisir ineffable et que j’attends avec une totale impatience, c’est bien celle-ci… Ah, « The Goon » ! À chaque nouvel opus, j’ouvre l’album avec fébrilité, me demandant ce qu’a encore bien pu inventer Eric Powell pour aller toujours plus loin dans la débilité de très haute intelligence. Car dessiner des énormités pareilles avec autant de talent – et de moelle humaniste sous-jacente – eh bien cela relève du génie, messieurs dames… Je ne crois pas que « The Goon » m’ait déçu une seule fois. Ce douzième tome contient comme ses prédécesseurs son lot de conneries monstres, d’humour grave et de dessins tout à fait épatants… Merci, Eric.

Dans le tome précédent, nous étions arrivés à une sorte d’acmé de « The Goon », avec le fameux « Satan $@#%* Baby » où Powell s’est totalement lâché, partant en vrille pour notre plus grand bonheur. Que pouvait-il faire après ça ? Eh bien, ce qu’il y a de plaisant, avec Powell, c’est qu’il ne va pas dans la surenchère, ayant plutôt le talent de décliner quelques grands thèmes personnels pour en tirer des dingueries qui sont les fragments très spécifiques d’un même univers – et qui peuvent donc accueillir tous les délires possibles. Le petit monde de Powell est ainsi fait, sorte de bourgade où tout peut arriver, plus chatoyante dans le bizarre qu’exponentielle. Ayant une infinité de chemins à prendre depuis cette bourgade, Powell nous entraîne dans l’exploration crue du monde du Goon avec une liberté folle, triturant les thèmes et les grandes figures du cinéma bis, de la culture pulp et de chefs-d’œuvre issus du fantastique, du polar ou de l’horreur pour les mélanger à des questionnements sur nos valeurs de vie les plus fondamentales. À travers « The Goon », Powell torpille notre société de consommation et du vedettariat, mais aussi les sombres pulsions qui taraudent l’être humain. Le côté « irréel » de l’univers du Goon (rencontre improbable entre le Muppet Show, Raymond Chandler et Roger Corman) engendre une distanciation salutaire qui provoque ce rire si particulier, celui où l’on rit fort tout en sachant qu’il y a là une vérité radicale qui s’exprime – et qu’on pourrait tout aussi bien en pleurer… « The Goon » est le carrefour de toutes les émotions, de toutes les strates de narration, du fond et de la forme qui s’entrechoquent avec fracas et beauté, le tout sous la houlette du second degré puissance mille.

Moi, franchement, il m’épate, ce mec. Powell. Comment peut-on réaliser – et tenir aussi longtemps avec le même talent – des choses aussi drôles et graves, dans une telle outrance, avec de tels contrastes (parfois une folie à se pisser dessus de rire, parfois un conte à la Dickens qui nous remue le ventre), en étant aussi décomplexé ? Comment des conneries aussi énormes que celles que commet Powell dans ses albums peuvent à ce point nous questionner sur des valeurs si fondamentales, nous titillant sur notre capacité à articuler notre révolte intérieure, notre indignation, face aux horreurs du monde ? Il y a là quelque chose de miraculeux. À hurler de rire et à chialer en même temps, complètement hypnotisés que nous sommes par les dialogues et l’histoire qui rivalisent d’incongruité et d’humour vache. Un humour dévastateur qui fait du bien. Oui, ça fait du bien, de lire « The Goon »… Je l’ai déjà dit dans des articles précédents, mais vraiment, oui, comme ça fait du bien, au milieu de tout ce brouhaha faussement spectaculaire et plus navrant que drôle, de lire quelque chose d’aussi frais, rentre-dedans, réellement iconoclaste et totalement barré que « The Goon ». Je ne crois pas qu’il y ait une autre bande dessinée qui me fasse autant rire, et ce depuis des années, maintenant… ni un autre comic qui continue à ce point à me surprendre, à me choquer et me ravir avec toujours autant de force depuis ses débuts. Powell a vraiment le chic pour trouver LE gag qui tue, LE mot qui tue, L’idée qui tue. LE truc débile-trop-classe par excellence. Ce garçon peu recommandable – et qui a vraisemblablement pété les plombs, un câble, ou grillé ses fusibles antérieurement – ne recule donc devant rien, et ce nouvel opus ne déroge pas à la règle.

Au programme, cette fois-ci ? Une histoire mystérieuse mêlant boxe, zombies, insecte géant et autres mannequins de vitrines vivants : tout ça va très bien ensemble, non ? Mmmm ? Vous ne trouvez pas ? Puis une histoire nous replongeant dans l’ambiance de l’Ouest mythique et de ses phénomènes de foire, personnages très appréciés par l’auteur… Vient ensuite une vraie perle telle que sait nous en concocter Powell, quelque chose de totalement improbable et de complètement barré, pratiquement entièrement en espagnol non traduit et intitulé « El Regresso del Hombre Lagarto ! ». El Hombre Lagarto, c’est un homme-lézard assez pathétique contre lequel vont se battre le Goon et Frankie, dans un délire qui – si on ne comprend pas forcément grand-chose – est néanmoins hilarant justement par le décalage qu’il amène dans la lecture. Cerise sur le gâteau, en plein milieu de ce joli foutoir hispanico-gravissime, nous avons la joie de voir apparaître Tom Waits en personne qui vient interpeller le lecteur pour dire ce qu’il pense de tout ce #€%§&. Quelqu’un qui dessine et fait parler Tom Waits dans l’une de ses bandes dessinées ne peut pas être un mauvais homme. C’est un saint. Ensuite, Powell signe un bel épisode en hommage à Jack Davis (d’ailleurs, à la fin du paragraphe précédent, lorsque je parlais de sa puissance comique, j’ai failli écrire que Powell était peut-être le plus légitime et véritable descendant actuel de l’humour Mad, augmenté d’une bonne dose de je-ne-sais-pas-quoi), récit où l’on retrouve à la fois la facette Mad et Tales from the Crypt du grand artiste EC. Enfin, Powell laisse le pinceau à Mark Buckingham pour un mini-récit qu’il a écrit en trois chapitres, dans le plus pur esprit SF-comics des années 50-60. Son titre ? « Le Rôdeur des marais qui rôdait comme une chose ! Une bien mauvaise chose ! » Ouais. Bon. Décidément, il ne s’arrange pas, Powell, hein ?

Cecil McKINLEY

« The Goon T12 : Du whisky et du sang » par Eric Powell

Éditions Delcourt (15,50€) – ISBN : 978-2-7560-6360-7

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