« L’Ère de l’égoïsme » par Darryl Cunningham

Après s’être penché sur le monde psychiatrique puis scientifique, Darryl Cunningham revient aujourd’hui avec un ouvrage passionnant sur le néolibéralisme, décortiquant les processus historiques, économiques et politiques qui ont mené à la crise financière de 2008… et forgé la logique de notre système actuel. Une synthèse d’une grande acuité qui nous permet de mieux comprendre la nature et l’étendue du désastre qui continue de nous frapper de plein fouet. Brillant, engagé, intelligent, nécessaire…

Vous voyez cet homme, posant avec son dernier ouvrage en main, sur la photo ci-contre ? C’est Darryl Cunningham. Un auteur incroyable. Un héros ! Car si la vulgarisation des sujets importants qui pétrissent notre société via la bande dessinée connaît un essor non négligeable depuis quelques années dans l’univers des comics, Darryl Cunningham est sans aucun doute l’un des représentants les plus remarquables de ce phénomène, réalisant des œuvres où il réussit à remettre en lumière la réalité des choses avec une belle pédagogie, rétablissant une vérité tout autant humaniste qu’engagée, avec pugnacité et courage. En d’autres termes, cet auteur est d’utilité publique et ses ouvrages devraient être étudiés à l’école, mais aussi… envoyés à toutes les institutions de pouvoir qui gèrent notre humanité, qu’elles soient politiques, industrielles ou économiques, histoire qu’elles comprennent que tout le monde n’est pas dupe, et que notre système peut être différent, doit être différent, susceptible d’être renversé si l’injustice assassine perdure… Véritable journaliste d’investigation, Cunningham propose avec ses ouvrages des manuels de lucidité et de militantisme éclairé afin de changer le monde dans un sens acceptable et progressiste. Après avoir mis à mal les préjugés et les discriminations qui frappent les maladies mentales dans « Fables scientifiques » (l’auteur a lui-même été un temps aide-soignant dans un hôpital psychiatrique) puis démonté et expliqué les affabulations touchant le domaine des sciences dans « Fables scientifiques », c’est donc au tour du néolibéralisme d’être passé au crible de cet auteur décidément engagé dans un processus de réhabilitation de la justesse des choses au sein du brouhaha souvent flou et manipulateur dans lequel nous baignons – flot constant d’informations où véracité des faits et croyances infondées s’entremêlent si pernicieusement qu’on en arrive souvent à perdre notre capacité de discernement, d’indignation et de révolte. Darryl Cunningham est un auteur de l’éveil des conscience, de l’engagement civique et humain, un homme des Lumières. Et en ces temps d’obscurantisme crasse, on en a cruellement besoin…

 

Avec « L’Ère de l’égoïsme », Darryl Cunningham frappe un grand coup, car ce qui aurait pu n’être qu’un pamphlet contre les dérives qui ont conduit à la crise financière que nous subissons aujourd’hui s’avère être bien plus que cela ; c’est une remarquable synthèse du néolibéralisme, expliquant au-delà des faits historiques combien cette doctrine a transformé de façon dramatique le visage de notre société moderne, de l’effondrement des valeurs humanistes et de l’éthique au renforcement des inégalités sociales ainsi qu’à la nouvelle émergence du populisme. C’est donc à la fois une vision précise et globalisante du phénomène que l’auteur déploie dans cet ouvrage structuré en trois parties. Le premier chapitre s’attache à relater la vie et l’œuvre d’Ayn Rand, la fondatrice et grande prêtresse du mouvement de pensée que l’on nomme « objectivisme ». Peu connus en France, les livres d’Ayn Rand connaissent malheureusement un succès considérable aux États-Unis depuis des décennies (13 millions d’exemplaires de ses deux livres les plus célèbres imprimés à ce jour)… Malheureusement, car la « philosophie » de Rand fait froid dans le dos, prônant l’individualisme comme une vertu fondamentale et l’altruisme comme une faiblesse à éradiquer. Cunningham nous raconte sa vie assez en détails, et l’on pourrait croire que cette biographie est une digression par rapport au sujet principal. Mais il n’en est rien, au contraire, car à travers la psychologie de cette personne émerge les fondements mêmes du néolibéralisme, son idéologie ayant fait école chez certaines personnes qui se sont retrouvées plus tard à des postes importants de la politique ou de l’économie. Lorsqu’on sait que l’idéologie de Rand engendre un refus total de la juste répartition des richesses, prônant le profit de chacun et déplorant l’aide aux personnes défavorisées, on commence à comprendre ce qui lit directement cette personne aux désastres contemporains engendrés par le néolibéralisme. Et si l’on ajoute à cela – par exemple – le mépris que Rand éprouvait pour la race indienne qu’elle jugeait inférieure car incapable d’ériger une nation capitaliste digne de ce nom (juste bonne à se faire dézinguer par les pionniers du nouveau monde), alors on comprendra aussi combien une telle pensée populiste peut mener au fascisme. Sympathique, non ? Les adeptes de l’idéologie de Rand se sont donc infiltrés dans les rouages du pouvoir et de l’économie (comme Alan Greenspan, à la tête de la Réserve Fédérale sous Reagan), participant activement dans les rangs des conservateurs au processus qui déclenchera la crise de 2008. Ce qui nous amène au deuxième chapitre.

 

Ce deuxième chapitre est exclusivement consacré à l’émergence et à l’application concrète du néolibéralisme depuis l’arrivée de Reagan au pouvoir. Le cataclysme financier que nous connaissons aujourd’hui n’est donc pas récent, mais bien le fruit d’un processus qui ne cesse d’enfler depuis pratiquement trois décennies. Ce chapitre est le plus complexe du livre ; non pas parce que l’auteur a perdu de son savoir-faire quant à la vulgarisation de choses compliquées, mais bien parce que ce processus est un invraisemblable imbroglio de magouilles, escroqueries, malversations, fraudes, manipulations et autres joyeusetés qui se sont succédées et entremêlées dans des procédés politico-économiques dont les logiques et les ramifications donnent le vertige. Et la nausée. Car certes, nous avons tous plus ou moins suivi les différents épisodes de la crise de 2008 qui ont été – et continuent de l’être, car nous n’en sommes pas sortis ! – analysés dans les médias, mais lire l’exposé de Cunningham, y retrouver des faits connus mais aussi y découvrir des éléments plus obscurs totalement édifiants, et comprendre grâce au talent intellectuel de l’auteur des processus bien plus machiavéliques que nous le croyions, ne peut engendrer que la colère, la stupéfaction et, oui, donner la nausée face aux saloperies assassines fomentées par une grappe de personnalités de la finance et de la politique qui ont tout fait pour s’enrichir sur le dos d’une catastrophe qu’elles-mêmes ont créée, jetant des nations entières et d’innombrables êtres humains dans la pauvreté et le dénuement le plus insupportable. Tout ça avec l’approbation de certains médias et la complicité de capitalistes conservateurs. Cela rend cette lecture quelque peu désespérante, c’est vrai… mais cela renforce aussi notre révolte contre l’injustice meurtrière dans laquelle se sont lancés certains acteurs abjects du monde de l’économie.

 

Enfin, le troisième chapitre se penche sur notre monde d’aujourd’hui, après le déclenchement de cette crise de 2008, induisant les répercussions de cette évolution du néolibéralisme et de ce – car ce n’est peut-être pas le dernier si nos sociétés ne changent pas en profondeur – paroxysme inhérent au phénomène. Après un deuxième chapitre plutôt ardu, on revient ici à une analyse plus fluide qui rend compte de la situation dans laquelle nous sommes, élargissant le propos à des paramètres sociaux, éthiques, psychologiques, humains. Car qu’on le veuille ou non, ce satané (et je suis poli) néolibéralisme a malheureusement transformé le visage de notre société actuelle, parfois dans ses fondements les plus essentiels comme l’éducation, la santé, la relation à l’autre et au monde, et, gros mot pour Rand, l’aide sociale. Ici, Cunningham démontre comment l’évolution exponentielle du néolibéralisme et ses conséquences – dont évidemment la crise de 2008 – ont fortement impacter notre inconscient collectif et notre rapport à l’humain, du citoyen lambda aux plus hautes sphères de la politique. Inégalités croissantes, repli sur soi-même ou protectionnisme, peurs ancestrales réveillées : tout est là pour offrir un terreau de choix à la montée du nationalisme, du populisme, et donc de groupuscules ou de partis politiques extrémistes. Étant anglophone et son sujet portant essentiellement sur les États-Unis, Cunningham parle naturellement du Tea Party et de l’UKIP, mais il ne faut pas aller très loin pour y rattacher d’autres partis extrémistes émergents ou prenant une inquiétante ampleur en Europe, dont le Front National en France, bien sûr. C’est le délabrement et l’effondrement d’une pensée forte et humaniste que constate malheureusement et justement l’auteur, une résultante qui pourrait bien plonger nos sociétés occidentales dans des marasmes et des terreurs que d’aucuns pensent impossibles mais qui nous pendent dangereusement au nez. Conservateurs et progressistes, gauche et droite, Cunningham ose faire un constat dérangeant – pour les conservateurs et la droite – sur les différences fondamentales entre les valeurs prônées par les uns et les autres. Un courage que l’on se doit de saluer à l’heure où la fainéantise intellectuelle et la simplification des esprits mènent à mettre tout le monde dans le même panier sans faire de différence entre les partis politiques, et en même temps un appel au réveil des consciences de toutes et tous pour ne pas oublier et continuer de faire vivre les fondamentaux des idéaux progressistes. Bref, en résumé, voilà un auteur et un ouvrage qui s’avèrent plus que nécessaires aujourd’hui, et l’on peut être fiers que ce soit par la bande dessinée que s’exprime cette voix humaniste. Que l’on ne vienne plus jamais me dire que la bande dessinée est un truc pour ceux qui ne savent pas lire un « vrai livre ». Avec un auteur comme Cunningham, bien des théoriciens et spécialistes de l’écrit sans images devraient faire profil bas. Euh… Darryl ? Tu voudrais pas devenir président de la République de la Terre ? Je dormirais un peu mieux, moi…

 

Cecil McKINLEY

« L’Ère de l’égoïsme » par Darryl Cunningham

Éditions Çà et Là (22,00€) – ISBN : 978-2-36990-205-8

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2 réponses à « L’Ère de l’égoïsme » par Darryl Cunningham

  1. Colimasson dit :

    Bravo pour ce commentaire qui contribue une nouvelle fois, à la suite de Darryl Cunningham, à revivifier la pensée.

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