Spécial « La Grande Guerre de Charlie »

À quelques jours des commémorations de l’Armistice de 1918 et en cette année anniversaire du début de la première guerre mondiale, votre rubrique comics se penche tout naturellement sur l’actualité riche en événements de la sublime bande dessinée de Pat Mills et Joe Colquhoun : « Charley’s War ».

« La Grande Guerre de Charlie T7 : La Grande Mutinerie » par Joe Colquhoun et Pat Mills

Fidèles lecteurs, vous savez que je suis de près chaque tome de cette œuvre depuis le début de sa belle réédition française amorcée en 2011 par Delirium. Depuis cette date – et la découverte progressive de ce comic d’exception par le public et les critiques en France – la notoriété de « La Grande Guerre de Charlie » n’a cessé d’augmenter dans notre pays, désormais reconnue unanimement comme une très grande œuvre de bande dessinée et d’histoire. Et force est de constater qu’au fil des volumes publiés, la valeur de ce comic nous saute à la figure avec évidence. Car en abordant ce septième tome, après avoir déjà parcouru des centaines de pages, le lecteur ne ressentira aucune lassitude, continuant à explorer le récit de Mills avec un intérêt qui ne s’amoindrit jamais au vu de ses qualités narratives et de la véridicité des faits qu’il exprime. Ainsi, beaucoup d’auteurs auraient sans doute accumulé de sempiternelles scènes de combats afin de raconter la guerre, y insufflant des dimensions héroïques ou aventureuses afin d’embarquer le lecteur dans du romanesque étayé de réalité historique. Ce n’est pas ce que fait Mills. Certes, il a créé des personnages fictifs dans un contexte historique réel, mais le fictionnel est si puissamment intégré dans ce réel qu’il devient le medium de la révélation de celui-ci plutôt qu’une extrapolation romanesque. Cette alchimie aussi forte que subtile engendre le caractère d’exception de cette création remarquablement mise en images par Colquhoun.

 

Je ne vais pas redire longuement ici combien les dessins de Colquhoun sont exceptionnels, je l’ai déjà mentionné à maintes reprises, mais on pourra néanmoins constater que la qualité de ceux-ci ne faiblit pas après des centaines de planches réalisées, son talent pour dessiner des environnements extrêmement complexes s’avérant toujours aussi incroyable – décors chaotiques où terre, ciel et hommes ne sont plus qu’un magma de formes dans l’horreur des explosions ou le bourbier des tranchées, retranscrits sans que l’œil se perde et ne comprenne plus ce qui se passe ; de même, les expressions des personnages, la justesse des équipements et l’architecture dynamique des planches restent de tout premier ordre. Outre les dessins de Colquhoun, donc, ce nouveau tome de « La Grande Guerre de Charlie » reste palpitant et d’un très grand intérêt car comme je l’ai dit plus haut, Mills réussit sans cesse à enrichir son propos et le visage de cette guerre en faisant bien autre chose que d’accumuler des combats de manière chronologique. Il profite des différents événements qui se succédèrent de 1914 à 1918 pour mettre en lumière une myriades d’éléments – des plus visibles et importants aux plus anecdotiques – pour dresser un portrait juste de ce conflit et de tout ce qui le constitua, se focalisant essentiellement sur les hommes, ceux qui finirent par être plus considérés comme une masse que comme des individus au vu de l’immense nombre de morts que cette guerre généra ; en d’autres termes, Mills donne un visage à la chair à canon. Une identité. Une incarnation concrète. Du conflit dévorant la réalité des êtres, Mills redonne une visibilité à l’humanité de chacun… et à l’inhumanité de ceux qui firent que ce cauchemar ait pu exister. La richesse de ce septième tome réside dans les nouveaux thèmes qu’il aborde, de la mutinerie au quotidien des brancardiers et des officiers militaires. Chacun de ces sujets nous permet de comprendre toujours mieux l’horrible vérité de cette guerre…

 

Tout d’abord, la mutinerie. Celle des soldats anglophones embarqués dans le conflit en France et retranchés un moment dans un camp d’entraînement à Étaples où – horreur dans l’horreur – leurs conditions de vie sont violentes et déplorables à cause de l’inflexibilité inhumaine de leurs supérieurs, de leurs surveillants et de la police militaire. Une mutinerie qui – c’est Pat Mills qui nous le dit lui-même dans ses commentaires de fin – n’est toujours pas réellement reconnue par les autorités britanniques, jugée plus fictionnelle que réelle par celles-ci pour ne pas entacher le blason de l’histoire militaire britannique. L’existence réelle de cette mutinerie devrait enfin être révélée par le ministère de la Défense britannique qu’en 2017, soit… cent ans après qu’elle ait eu lieu. Voilà bien un élément constitutif de la qualité extraordinaire de cette œuvre qui a révélé il y a déjà une trentaine d’années ce que le pouvoir politique et certains historiens préfèrent encore nier ou dissimuler aujourd’hui ; une dimension historique, éthique et humaine qui fait de « La Grande Guerre de Charlie » bien plus qu’une simple bande dessinée historique. De même, sur le thème des brancardiers et des officiers médicaux, Mills dévoile une réalité sur le général Haig que d’aucuns cherchent à mettre en doute pour continuer à en faire une légende, ce haut gradé ne voulant voir que des blessés « acceptables », c’est-à-dire des soldats dont les blessures ne sont pas trop atroces pour ne pas heurter sa délicate sensibilité, lui qui envoya pourtant de nombreux hommes dans une tourmente les transformant en gueules cassées, corps mutilés, morts-vivants. Un déni de réalité dégueulasse qui en dit long sur l’état d’esprit de certains dirigeants, car bien sûr le général Haig ne fut certainement pas le seul à réagir ainsi parmi toutes les armées engagées dans cette guerre. Et que dire du quotidien des brancardiers, subissant des pertes astronomiques alors qu’ils tentaient de sauver des vies..? Enfin, dans ce processus de narration riche et complexe qui évite les écueils du simple récit de guerre, il y a dans ce nouvel opus une séquence assez remarquable où l’un des soldats de ce conflit, sauvé d’une mort atroce par notre bon Charlie Bourne, revient sur les lieux du combat en 1982 afin de se remémorer ces événements et de rendre hommage aux disparus. Ce vieil homme, bouleversé et n’ayant jamais pu oublier les horreurs qu’il a traversées des décennies auparavant, tente de savoir si le valeureux soldat qui lui sauva la vie est toujours vivant ou bien s’il n’est devenu qu’un « nom gravé sur un monument ».

 

D’autres éléments font de ce septième tome un moment fort de cette série – et de sa réédition française. En premier lieu, il y a une préface signée… Tardi ! La rencontre entre notre auteur français de bande dessinée sur 14-18 et « La Grande Guerre de Charlie » semblait inévitable : voilà qui est fait ! Et à Tardi de dire à son tour combien l’œuvre de Mills et Colquhoun est une création exceptionnelle, humainement comme artistiquement. Les commentaires de fin de Pat Mills sont particulièrement intéressants, dressant des passerelles entre ce conflit et ceux de notre monde contemporain, et réaffirmant son souci de rétablir une vérité humaine et historique. Quel bel auteur, décidément ! Lorsque l’on voit l’état du monde aujourd’hui, les conflits qui émergent et gangrènent ce début de XXIe siècle, on se dit qu’un auteur comme Mills est d’utilité publique, une vraie conscience de paix et d’humanisme lucide. En fin d’ouvrage, Steve White revient sur les mutineries françaises dans l’armée française en 1917. Sachez enfin que Delirium publie en même temps que ce nouveau volume un portfolio de « La Grande Guerre de Charlie » proposant la reproduction en format A3 sur beau papier de dix planches originales de la série : superbe !

 

Exposition « Charley’s War, une représentation anglaise de la grande guerre »

Le Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux rend hommage à « La Grande Guerre de Charlie » en exposant pour la première fois en France un choix de planches originales de ce chef-d’œuvre. Michel Rouger, le directeur de ce musée, a trouvé dans « La Grande Guerre de Charlie » un écho à l’approche qu’il mène lui-même dans ce lieu de mémoire, et voit dans cette œuvre l’occasion de mettre en perspective les collections permanentes du musée avec cette vision humaniste de Mills. Installées au sein des collections de ce musée, ces planches originales instaurent un dialogue inédit avec les documents et objets exposés ici, rendant compte de ce terrible moment de notre histoire.

 

Lieu d’histoire et de société, le Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux contient une collection unique en Europe de plus de 50000 pièces et documents répartis sur 3000 m2. C’est donc un lieu important de la mémoire de ce conflit, s’attachant à expliquer comment notre monde a basculé dans l’ère moderne via cette catastrophe – mais aussi par les contextes médicaux, sociétaux, politiques, industriels… et humains. L’ouverture d’esprit de ce musée ne se révèle pas seulement par cette exposition, mais aussi par une coédition avec Beaux Arts Éditions pour l’ouvrage « La Grande Guerre dans la BD, un siècle d’histoires » qui revient sur le traitement de la guerre 14-18 dans le 9e art de 1914 à 2014. « La Grande Guerre de Charlie » y tient bien sûr la place qui lui revient. Une belle exposition, donc, que vous pourrez admirer jusqu’au début de l’année 2015 (voir tous les renseignements ci-dessous).

 

Cecil McKINLEY

« La Grande Guerre de Charlie T7 : La Grande Mutinerie » par Joe Colquhoun et Pat Mills

Delirium (22,00€) – ISBN : 979-10-90916-14-2

« La Grande Guerre de Charlie : Portfolio » par Joe Colquhoun et Pat Mills

Delirium (60,00€) – ISBN : 979-10-90916-17-3

Exposition « Charley’s War, une représentation anglaise de la grande guerre » au Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux (rue Lazare Ponticelli, 77100 Meaux) du 16 octobre 2014 au 4 janvier 2015. Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10h00 à 17h30 (ouverture les 1er et 11 novembre, fermeture les 25 décembre et 1er janvier). Plein tarif : 10€, tarifs réduits : 9€, 7€ et 5€ selon les conditions, gratuit pour les moins de 8 ans.

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