N’hésitez pas à revenir régulièrement sur cet article, puisque nous l’alimenterons, jour après jour, avec tout que nous envoient nos amis dessinateurs, scénaristes, coloristes, libraires, organisateurs de festivals et éditeurs pour vous souhaiter de joyeuses fêtes : et ceci jusqu’à la fin du mois de janvier 2024 !
Lire la suite...« De cape et de crocs T11 : Vingt Mois avant » par Jean-Luc Masbou et Alain Ayroles
En avril 2012 et après que le rideau soit tombé sur un dixième tome (« De la Lune à la Terre »), les aventures de Don Lope de Villalobos et d’Armand de Maupertuis avaient abandonnées leurs nombreux lecteurs sur une ultime interrogation : entre duels de bons mots et citations littéraires à fleurets mouchetés, comment l’énigmatique lapin Eusèbe avait-il donc bien pu se retrouver dans pareille galère ? Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou, forts d’une saga aux personnages truculents et aux situations finement décrites, nous livrent ici le premier volume d’un récit en deux actes qui formera l’introduction et la conclusion de « De cape et de crocs »…
Pour celles et ceux qui n’auraient jamais encore parcouru cette série, restituons l’intrigue générale, telle qu’apparue en 1995 dans le tome 1 (« Le Secret du Janissaire ») : au XVIIe siècle à Venise, Don Lope de Villalobos Y Sangrin, un loup espagnol téméraire et impulsif, et Armand Raynal de Maupertuis, renard français poète et enclin à la boisson, vont se lancer dans une aventure épique en quête du fabuleux trésor des Iles Tangerines. Durant leur périple, ils rencontreront leurs compagnons d’aventure dont Eusèbe (un lapin naïf mais rusé), Raïs Kader (un corsaire Turc bourru), Doña Hermine (éternelle amoureuse de Don Lope), Bombastus (savant Allemand aussi cultivé qu’agaçant) tous opposés aux sbires du Capitan Mendoza, l’éternel félon, comme il se doit cruel et impitoyable. Une aventure et une fable digne de la Commedia dell’arte…
L’univers culturel artistique et littéraire extrêmement référencé de la saga « De cape et de crocs » (10 albums entre 1995 et 2012) se devine à chaque page et couverture : de Molière et Shakespeare, du « Roman de Renart » aux « Fables de la Fontaine », sans compter le roman picaresque et le genre aventureux, « Les Trois Mousquetaires » et « Cyrano de Bergerac ». Le titre de la série constitue un renvoi permanent au sous-genre du « Cape & d’épée », issu de la comedia de capa y espada hispanisante, soit une sorte de drame domestique rempli d’imbroglios et féconds en événements tragiques. Par la suite, on désignera ainsi des pièces à effets violents, à incidents tumultueux et où de grands coups d’épée tranchaient les situations ! L’on appliqua le même nom aux romans d’aventures feuilletonnesques mettant en œuvre des procédés analogues, sous un nom générique dû à Ponson du Terrail (1829 – 1871 ; auteur de « Rocambole » à partir de 1857) mais aussi au roman d’Amédée Achard, « La Cape et l’épée », paru en 1875.
« De cape et de crocs » s’apparente un peu plus largement au roman historique, dans un récit fictif situé pour l’essentiel quelque part entre le XVe et le XVIIIe siècle, et qui privilégie les péripéties, les rebondissements et le suspense, accordant une place importante aux duels et à l’escrime. La Fable et le récit animalier sont suggérés par le jeu de mots « de crocs », ainsi que par le nom et l’allure des principaux protagonistes. Le titre de la collection (Terres de Légendes) renforce l’aspect onirique et merveilleux de la saga. Sous un jour plus humoristique, on pourra également saisir le nom de la série comme « décapante et incisive ».
Pour l’actuel « Vingt Mois avant », et dans la veine de la plupart des visuels déjà composés sur les titres antérieurs, la couverture attire mais intrigue en dévoilant « tout et rien » : s’y côtoient la globalité d’une sphère romanesque et l’absence de nombreux renseignements (Qui sont les trois mousquetaires aperçus de dos ? Pourquoi provoquent-ils en duel Eusèbe ?), où l’ironie et le déséquilibre flagrants de la situation (trois contre un, voire trois hommes contre un lapin… à priori ni farouche ni dangereux !) renverront le lecteur amusé à ses seules références. Dans une gigantesque mise en abîme, seront en effet ici rassemblés à la fois tous les ingrédients du genre « Cape & d’épée » et l’intégralité de la trame imaginée par Alexandre Dumas dans sa plus fameuse trilogie. Cette dernière est constituée par « Les Trois Mousquetaires » (1844), « Vingt ans après » (1845) et « Le Vicomte de Bragelonne » (1847) : dans une veine de plus en mélancolique, les personnages vieillissants sont plongés dans un univers de trahisons, de désillusions et d’intrigues dont la valeur fondamentale n’est plus l’honneur.
Dans la série initiale comme dans ce nouvel album, Eusèbe est un lapin assez naïf et au caractère doux, parvenu à Paris où il se retrouvera par erreur confondu avec son frère jumeau Fulgence. Véritable deus ex machina dans l’intrigue des dix albums déjà parus, Eusèbe – saisi entre son amour des carottes et sa phobie des chats – prouve en permanence qu’il ne faut pas se fier aux apparences. On aperçoit du reste dès la couverture de l’actuel « Vingt mois avant » qu’Eusèbe devient – contre toute attente et dans un basculement du roman historique vers le genre merveilleux – un garde du cardinal de Richelieu, dont il arbore le pourpoint et le feutre (ou castor) à larges bords orné d’un panache. Reconnaissables de loin, les gardes de Richelieu se signalaient par leur casaque rouge, bordée d’un galon blanc et portant en son milieu, une croix grecque – également en galon blanc – très voyante. Après 1634, la coexistence de deux compagnies d’élite au sein de l’État, l’une dévolue au Roi et l’autre à son ministre (150 hommes destinés à la protection de Richelieu puis de Mazarin), ne s’est pas faite sans heurt et permettra à Alexandre Dumas d’user de leurs rivalités comme un des éléments essentiels de son célèbre roman.
Au sol, mais aussi en toile de fond de cette vue en plongée sur ce « duel à quatre », l’herbe verte occupe tout l’espace : symbole de nature, du destin et du hasard, la couleur verte viendra ici compléter le traditionnel talisman porte-bonheur… de la patte de lapin ! À ceci près, comme nous le savons depuis Molière, que le vert ne porte pas précisément chance au Théâtre (univers où la teinture verte est à base d’arsenic). Coups de dés, jeu du hasard ou destinée guidée par ses créateurs ? Eusèbe connaitra bel et bien des hauts et des bas, des fastes de la Cour aux galères en passant par toutes les couches sociales, dont ses futurs amis seront précisément les représentants. L’histoire invite à raconter l’Histoire, sinon à suivre les évènements : « Vingt Mois avant », pendant puis après, dans la continuité et en parallèle de Dumas. Gageons qu’Eusèbe sera avec le temps être digne de l’étymologie grecque de son prénom, et se faire respecter. Habillé de rouge (le sang et les passions), ce héros-animal connote à lui seul la psychologie affirmée de l’ensemble des personnages de la saga, autant que leur volonté d’agir, entre coups du sort et soubresauts de l’Histoire.
« Un pour tous… »
En bonus, voici un entretien inédit, amicalement accordé par Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou :
D’où est exactement venue l’idée d’un double album l’album dédié au personnage d’Eusèbe ? Comment a été décidé ce visuel de couverture ?
Alain Ayroles : « C’est à partir de l’acte deux de « De cape et de crocs » que, lors des séances de dédicaces, les lecteurs ont commencé à plébisciter Eusèbe. Trouvant que ce personnage a priori secondaire tirait trop la couverture à lui, nous avons décidé de le mettre au placard (avalé par un monstre marin) pendant tout un tome. Il n’en est ressorti que plus fort ! Certains lecteurs ont commencé à nous poser des questions au sujet de son passé. C’est alors que j’ai écrit l’ébauche du scénario du présent diptyque, et que nous avons commencé à disséminer au fil des albums des indices concernant le passé du mystérieux lapin. Les récits interrompus d’Eusèbe sont devenus un des running gags de la série…
La couverture s’est imposée d’elle-même. Seul l’angle de vue a fait débat. Jean-Luc a d’ailleurs réalisé une couverture alternative qui est le contre-champ de celle de l’édition courante. »
Jean-Luc, quelle fut la genèse de ce visuel de couverture ?
J-L. Masbou : « La couverture du tome 11 a été trouvée rapidement puisqu’il s’est avéré très vite que la meilleure chose serait de montrer Eusèbe face aux mousquetaires ! Je proposais l’idée d’une vue au raz du sol montrant le lapin de dos et les trois mousquetaires de face (voir image jointe de la couverture pour l’album chez Bruno Graff), mais Alain préférait le contrechamp pour voir Eusèbe de face… J’ai attaqué le crayonné et Alain l’a accepté. Au bout du compte, les couleurs ont été un peu forcées pour que le fond bleu se voit mieux en rayon ; les couleurs « petit matin » étant trop pâles au goût de l’éditeur. La deuxième illustration a été réalisée pour la librairie du Snorgleux. »
« Vingt mois avant » : un titre – en hommage à Dumas – imaginé dès le projet de ce double album consacré à Eusèbe ?
A. A. : « Nous avons trouvé le titre vers la fin de la réalisation de l’album. En plus du clin d’œil à Dumas, qui va de pair avec le sujet de la couverture, ce titre situe temporellement l’album par rapport aux précédents et nous évite l’usage d’un cartouche d’introduction – cet outil narratif étant banni des pages de « De cape et de crocs ». »
N’y avait-il pas une certaine difficulté paradoxale à ne plus suivre qu’un seul personnage en lieu et place de la geste théâtrale déployée dans les 10 précédents albums ? Quelles nouvelles contraintes éventuelles vous-êtes vous imposées ?
A. A. : « Au début du récit, Don Lope et Armand m’ont beaucoup manqué, ainsi que toute la clique de seconds rôles des tomes précédents. Je craignais en outre que le passage d’Eusèbe de personnage secondaire à principal ne lasse le lecteur, et que trop de trop mignon tue le trop mignon. C’est pourquoi j’ai pris soin d’entrecouper ses apparitions de scènes « réalistes » destinées aussi à renforcer l’ambiance historique. »
Paris, entre fiction et réalité : dans quel cadre historique se déroulent réellement vos aventures… merveilleuses ?
A. A. : « Comme dans les autres tomes de la série, l’idée était de restituer l’esprit plus que la lettre du XVIIe siècle. Aucune date n’apparaît, les rois et éminences ne sont pas nommés, certains auteurs ou œuvres littéraires bousculent la chronologie réelle et la géographie de notre Paris est parfois mouvante. On sait aussi que peu de lapins sont réellement devenus gardes du cardinal. Toutefois, nous semons dans notre fantaisie de nombreux détails historiquement réalistes, comme les salons de précieuses ou les cris de Paris. Nous avons cherché à reconstituer une atmosphère crédible à défaut d’être vraie. »
Eusèbe, lapin chanceux et malchanceux, naïf et malin : l’éternel deus ex machina de la série sera-t-il ici à la fois le déterminant et l’achèvement du destin de « De cape et de crocs » ?
A. A. : « La réponse apparaîtra à la fin du tome suivant. »
Le second album prévu formera-t-il comme annoncé l’ultime fin de la série ou cette piste rend-elle éventuellement possible d’autres diptyques ?
A. A. : « L’acte XII sera bien le dernier. Le titre de l’album n’est pas encore choisi ; il est prévu pour le début 2016 »
Philippe TOMBLAINE
« De cape et de crocs T11 : Vingt mois avant » par Jean-Luc Masbou et Alain Ayroles
Éditions Delcourt (13,95 €) – ISBN : 978-2-7560-4036-3
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