« L’Aliéniste » par Fábio Moon et Gabriel Bá

Nous avions été nombreux à apprécier à juste titre le captivant « Daytripper » des frères Bá et Moon sorti il y a quelque temps chez Urban Comics, preuve que les comics sont décidément en pleine mutation, s’ouvrant aux autres cultures sans pour autant perdre leur spécificité ; une porosité excitante ouvrant tous les champs du possible. Aujourd’hui, les frangins brésiliens reviennent avec un très bel album adaptant un texte visionnaire de l’un des auteurs les plus importants de leur pays : « L’Aliéniste » de Joaquin Maria Machado de Assis. Une fable d’une terrible acuité sur notre rapport à la folie…

Nous sommes à la fin du XIXe siècle, au Brésil, dans le paisible village d’Itaguaï, à quelques dizaines de kilomètres de Rio de Janeiro. Une bourgade que les Brésiliens surnomment la « ville intelligente »… Était-elle déjà surnommée ainsi à l’époque de Machado de Assis ? Je ne le sais point, mais cet écho avec le texte « L’aliéniste » reste troublant… Quoi qu’il en soit, le grand écrivain inscrivit ce village au cœur de son texte, lieu d’une allégorie qu’il développa remarquablement pour parler de notre rapport à la normalité et l’anormalité. Écrite en 1882, cette fable dépeint comment l’un des médecins brésiliens les plus brillants de l’époque décida de faire construire à Itaguaï une bâtisse où seraient enfermés, auscultés et soignés les personnes du village considérées comme folles. Avant cela, les « fous » vivaient parmi les autres villageois, sans que cela pose apparemment de problème majeur. Mais le rôle d’un homme de science – et qui plus est d’un médecin – est bien de soigner ce dont l’humanité souffre, et quel mal plus ancien, plus mystérieux et plus enclin à engendrer le désordre dans nos sociétés civilisées y a-t-il que la folie ? Un mal vieux comme le monde, donc, déjà abordé dès l’Antiquité, mais qui mettra des siècles à trouver des réponses rationnelles et effectives pour tenter de le comprendre, de l’analyser et de l’endiguer (aujourd’hui même, malgré toutes les avancées morales, technologiques et scientifiques, nous n’arrivons toujours pas à cerner et soigner totalement nombre de cas pathologiques, la folie restant un domaine flou ayant sa part d’inéluctable inconnu). La première chose que nous pouvons dire, déjà, en découvrant ce texte, c’est qu’il nous rappelle crûment combien la naissance de la psychiatrie n’a pas été l’apanage de notre culture européenne où ont émergé des Pinel ou Charcot, mais que ce sujet a bien été – toujours – universellement partagé au-delà des frontières et des époques, appelé un temps l’aliénisme. Et lorsqu’on lit cet album, on ne peut qu’être admiratif de l’acuité avec laquelle Machado de Assis avait abordé ce sujet.

En effet, comme le mentionne Marie-Hélène Torres, la traductrice de cette œuvre, il est étonnant de constater combien ce texte datant de plus de 130 ans s’avère d’une modernité confondante, vision métaphorique de notre compréhension réduite et de notre rapport à la maladie mentale dont il y aurait encore beaucoup à dire aujourd’hui, même après des mouvements comme la contre-psychiatrie des années 70 et les conséquences plus ou moins abouties et controversées qu’elle engendra. Notre rapport à la folie, à la normalité dont nous nous réclamons et à laquelle nous nous accrochons de manière un peu pathétique ou vaine, reste encore un territoire où bien des choses nous échappent, et nous sommes encore loin d’avoir à la fois les connaissances et la sagesse pour vivre avec elle, part pourtant constituante et éternelle de l’humanité. Oui, le texte de Machado de Assis reste encore aujourd’hui un passionnant conte cruel dont on peut tirer de grandes questions, et c’est tout à l’honneur des modernes et jeunes frères Bá et Moon – au-delà de l’hommage rendu à l’une des plus belles figures littéraires historiques de leur pays – que d’avoir fait ressurgir cette œuvre par le biais de leur si inspirée adaptation.

 Donc, le docteur Simon Bacamarte va faire construire la « Maison Verte » (appelée ainsi à cause de la couleur de ses volets) à Itaguaï afin d’enfermer les fous, d’analyser leurs cas et de tenter de les soigner. À cette époque, la psychiatrie telle qu’on l’entend maintenant n’existe pas vraiment encore, mais des mouvements culturels et scientifiques, inhérents aux avancées de la société, des mœurs et de la science, sont en train d’amorcer cette nouvelle ère du rapport au cerveau humain. Au début, Bacamarte ne va enfermer que les personnes aux dysfonctionnements psychiques les plus évidents, s’exprimant au grand jour. Mais, petit à petit, il va enfermer et vouloir soigner de plus en plus de villageois, pour des symptômes moins évidents aux yeux des autres habitants, puis encore d’autres, aux symptômes encore moins évidents pour le commun des mortels : va-t-il finir par enfermer tout le monde ? C’est tout l’enjeu de cette fable humaniste quelque peu cynique. Qui est fou et qui ne l’est pas ? Pour quelles raisons est-on considéré comme fou ou non ? Ou se situe la frontière entre folie et normalité ? Là est la question. Et Machado de Assis y apporte une réponse pour le moins iconoclaste. Le fou serait-il finalement celui qui est considéré comme normal, et vice-versa ? L’auteur pousse la logique de ces questionnements jusqu’à leurs derniers retranchements. Et les frères Bá et Moon lui redonnent une superbe actualité tout en respectant la force et le caractère originels de cette œuvre aussi lucide que maligne.

En adaptant de manière très respectueuse cette œuvre de Machado de Assis, nos talentueux jumeaux font acte de mémoire et portent vers le présent – puis le futur – la pensée d’un homme assurément en avance sur son temps. Toutes les dimensions médicales, politiques, sociales, culturelles, trouvent dans leur adaptation la place d’importance qui leur sied. Et alors que le contexte exotique, la violence des réactions des protagonistes et certains éléments fondamentaux du récit auraient trouvé dans des éventails de couleurs allant du rouge au vert une belle adéquation avec l’esprit et l’incarnation du texte, Bá et Moon, en utilisant une technique monochromatique, insufflent d’autant plus la réalité du texte par ce sépia parfois rehaussé très subtilement de jaune, de violet et de teintes rougeâtres qui restitue à merveille l’air de ce temps passé… Le trait est précis, souple et puissant, nous faisant replonger avec vérité dans ce Brésil de la fin du XIXe siècle. Une adaptation plus que réussie, donc, qu’on lit avec un très grand plaisir, happés par cette logique folle qui semble inexorable. Le basculement crucial du récit est une perle jouissive, absurde, cruelle et lumineuse qui donne tout le sel de cette fable au ton si sérieux, comme son protagoniste principal qui est peut-être bien le plus fou de tous… Beau et intelligent, cet album est l’une des belle surprises de cet automne, nous faisant réfléchir sur notre statut de « normopathes »…

Cecil McKINLEY

« L’Aliéniste » par Fábio Moon et Gabriel Bá

Éditions Urban Comics (14,00€) – ISBN : 978-2-3657-7541-0

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