« Serpents et échelles » par Eddie Campbell et Alan Moore

Après leur publication de « La Coiffe de naissance » l’année dernière, les éditions Çà et là nous propose une nouvelle œuvre du fameux duo britannique Alan Moore/Eddie Campbell : « Serpents et échelles ». Un voyage fascinant où la magnifique écriture de Moore et les architectures visuelles de Campbell se répondent superbement. Poétique, mystique, sensible et acérée, cette œuvre est une nouvelle preuve qu’il y a une vie après « Watchmen », et le génie toujours là…

« Serpents et échelles » est la troisième collaboration entre Alan Moore et Eddie Campbell. En tout premier lieu, il y eut bien sûr le monumental « From Hell », qui connut un succès immense ; puis les deux hommes se retrouvèrent sur un projet plus confidentiel, « La Coiffe de naissance », texte autobiographique que Moore lut lors de l’un de ses spectacles en 1995 et qu’Eddie Campbell voulut absolument adapter en bande dessinée (pour lire mon article sur ce chef-d’œuvre, cliquer ici). « Serpents et échelles » participe du même processus, Eddie Campbell adaptant en comic book ce texte poétique que Moore lut en 1999 au Conway Hall de Red Lion Square, à Londres, au sein d’une performance où le texte explore le lieu dans lequel il est lu. À l’instar de « La Coiffe de naissance », le résultat de cette collaboration entre les deux hommes est superbe… Dans ce texte, Alan Moore entreprend d’explorer cet endroit spécifique de Londres, le Red Lion Square, pour en tirer une cartographie mystique menant à l’essence même de la vie, de son évolution, de ce que nous sommes. Moore débute par la description historique et géographique du lieu, ce qui inclut les figures politiques qui y sévirent et ouvre une brèche sur les hommes et les femmes qui vécurent ici à un moment ou à un autre. Dès lors, Moore parle aussi des personnalités intellectuelles et artistiques qui habitèrent dans ce périmètre de Londres, se penchant particulièrement sur l’écrivain Arthur Machen et les préraphaélites, mais aussi Watson et Crick, les codécouvreurs de la double hélice. Ces personnes sont des territoires à l’intérieur du territoire, une nouvelle dimension de ce qui constitue l’âme et l’esprit du lieu.

 Avec Machen qui – fou de douleur suite au décès de son épouse – se recrée une Londres imaginaire appelée « Bagdad », comme s’il ne supportait plus la réalité, c’est une autre facette du lieu qui se révèle : celle projetée ou rêvée par ses habitants, chacun identifiant les choses par le prisme de sa sédimentation interne, archaïque… magique ? Il y aurait donc plusieurs Red Lion Squares au même endroit : l’un concret architecturalement et géographiquement, un autre forgé par les décisions politiques, un autre hanté par la douleur de drames influant sur le mental des habitants, un autre investi en imaginaire par les artistes, et tant d’autres encore, autant de possibilités, de vérités, de lieux qu’il y a d’êtres humains, toutes les visions et tous les destins entremêlés au sein d’un même lieu, multiples dimensions dont l’interpénétration plus ou moins consciente et voulue finit par structurer ce que nous jugeons être la réalité. De la double hélice de Watson et Crick qui relaie cette idée de structure universelle d’une réalité pourtant multiple, Moore passe de l’échelle de l’ADN à celle du jeu de société anglais « serpents et échelles », sorte de jeu de l’oie où sont dessinés sur un damier des entrelacs de serpents et d’échelles : on lance les dés, et si le pion tombe sur une case où est présente une partie d’un serpent, on recule ; si l’on tombe sur une case où il y a un bout d’une échelle, on avance. Hasard, spirale du serpent, élévation par l’échelle : Moore tisse des liens entre le réel et l’irréel, la réalité et l’imaginaire, la lucidité et la mystique, et tout se rejoint par miracle, sans cassure, les ramifications explorées par l’auteur finissant par former un texte hélicoïdal.

 De cet enchevêtrement savant (mais qui ne perd jamais en sincérité ni en énergie poétique, écriture tout autant frontale que remarquablement ciselée, possédant plusieurs strates de sens et d’intentions) émerge une dimension de l’absolu, exprimant le noyau de l’art, de l’amour, de la vie qui nous anime et à laquelle nous devons faire face, ancrés dans des lieux qui disent tout de nous, de l’humanité, pour peu qu’on arrive à voir ce qui existe derrière les choses. Moore nous le révèle ici, mais la révélation n’est totale qu’avec l’espace visuel de Campbell, véritable écrin esthétique des mots, architectures inspirées en noir et blanc, en grisés, faisant se rencontrer dessins, photos, gravures et autres documents pour structurer une sorte d’éventail séquentiel d’une très belle sobriété. Le travail de Campbell sur ce texte démontre avec maestria que la bande dessinée peut être autre chose qu’une accumulation de cases, l’artiste éclairé et inspiré envisageant l’espace de la page comme un cheminement narratif et non comme des rails inamovibles. Le résultat aurait pu être lourd, indigeste, mais Eddie Campbell a réussi à épouser le texte de Moore en lui donnant une très grande fluidité, rendant la lecture de cette œuvre passionnante et mettant en valeur la portée poétique de ce texte. C’est une très belle alchimie qui – si vous êtes partants pour ce voyage dans l’inconnu du connu – vous emportera très loin dans votre propre imaginaire, et vous parlera de choses folles et intelligentes comme seul sait le faire Alan Moore. Une œuvre d’une qualité littéraire et artistique en tous points remarquable. Un grand bravo à Çà et là pour l’édition de ces œuvres de Moore et Campbell, donc !

Cecil McKINLEY

« Serpents et échelles » par Eddie Campbell et Alan Moore

Éditions Çà et là (20,00€) – ISBN : 978-2-36990-202-7

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